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Liban : une présence désormais à haut risque, tous contre les réfugiés syriens

(Paris, Rome, 20 avril 2024). La question des réfugiés syriens est explosive. Il s’agit de plus de deux millions de personnes, pour la plupart démunies, dans un pays plongé dans l’abîme de la crise économique la plus dévastatrice : il y a encore cinq ans, un dollar valait 1.500 livres libanaises, aujourd’hui il en vaut environ 100.000. Un tel pays, qui compte moins de cinq millions d’habitants, peut-il accueillir deux millions de réfugiés ?

Une histoire libanaise invraisemblable qui mérite d’être rappelée, elle est très instructive. Pour bien la comprendre, il faut en présenter les protagonistes. Dans le cadre politique libanais complexe, on peut dire qu’il existe deux forces incompatibles, toujours sur des barricades opposées : d’une part, le Hezbollah «Parti de Dieu» de Hassan Nasrallah, chiite avec une orientation clairement pro-iranienne, et de l’autre, le parti des Forces Libanaises «FL» du leader maronite Samir Geagea. Des chrétiens d’orientation clairement anti-iranienne, à tel point qu’aujourd’hui ils sont considérés comme assez proches de l’Arabie saoudite, explique Riccardo Cristiano dans «Formiche.net».

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Un récent incident sanglant a ravivé leur rivalité. Selon la version officielle de ce qui est arrivé à un responsable des FL, Pascal Sleiman, étant au volant de sa voiture sur une route des montagnes libanaises, il a été abordé par un «groupe de voleurs» de voitures, qui l’ont tué, aussitôt repartis en Syrie pour cacher le corps de leur victime. L’histoire est curieuse : des exilés syriens, qui ont fui la Syrie, naviguent dans le milieu criminel en volant des voitures, mais pour ce faire, ils se rendent dans les montagnes, et non en ville, tuent le conducteur et se précipitent dans le pays qu’ils ont fui pour cacher sereinement le corps de leur victime.

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Des doutes subsistent sur cette histoire : la version non officielle, qui n’est pas confirmée, est certes plus logique, c’est le Hezbollah, ennemi juré des Forces Libanaises, qui a commis ou commandité le crime. Et lui, le Hezbollah, comme chacun le sait, entre et sorte de Syrie comme et quand il le souhaite.

L’événement, dramatique parce que la victime est le père de trois enfants désormais orphelins, risquait de raviver le feu du conflit confessionnel qui a conduit à la guerre civile libanaise en 1975.

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D’où la tentative de rendre l’affaire moins explosive, avec la version officielle des faits. Sagement, le chef du parti des Forces Libanaises Samir Geagea, lors des funérailles, a demandé à son peuple de ne pas penser à la vengeance. Et cela fut heureusement le cas, alors qu’auparavant il y avait eu des actions barbares en représailles (terme utilisé par les FL dans un communiqué officiel).

Le problème, cependant, c’est que la question des réfugiés syriens est devenue explosive. Il s’agit de plus de deux millions de personnes, pour la plupart démunies, qui survivent grâce à l’aide de l’ONU, mais doivent payer pour se nourrir, nourrir leurs enfants et dormir, etc…, dans un pays plongé dans l’abîme de la crise économique la plus dévastatrice : il y a encore cinq ans, un dollar valait 1.500 livres libanaises, aujourd’hui il vaut environ 100.000 livres libanaises.

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Un tel pays, qui compte moins de cinq millions d’habitants, peut-il accueillir deux millions de réfugiés ? La réponse est logiquement négative, même s’il aurait été plus sage de ne pas détruire l’économie nationale, riche il y a encore quelques années et pillée par tous, avec la grande contribution finale du Hezbollah (qu’est devenue par exemple l’enquête sur la destruction du port de Beyrouth ? Pourquoi aucun juge ne peut-il enquêter ?).

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Dans leur difficulté existentielle, infiltrés par des agents pro-Assad, ils finissent facilement par devenir la proie du crime organisé. Et ils ne sont pas les seuls, puisque la misère touche désormais aussi les Libanais. Mais il est impensable que ces fugitifs syriens retournent dans leur pays d’origine, car le régime, qui les a intentionnellement déportés, y reste au pouvoir : le régime de Bachar al Assad. Expression d’une petite minorité, le régime Assad s’est toujours opposé à la communauté majoritaire, les sunnites, convaincu que leur âme ne lui était pas fidèle. Ainsi, lorsque la guerre civile a éclaté en 2011, Assad avait l’intention de se débarrasser, par tous les moyens, du plus grand nombre possible de sunnites. En les tuant ou en les expulsant.

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Lors d’une conférence de presse au QG des FL à Meerab le 19 avril, Samir Geagea s’est attardé sur les chiffres, estimant que seuls 300.000 des Syriens résidant actuellement au Liban sont en situation légale, tous les autres devant être considérés comme en situation irrégulière. Il a également estimé qu’au moins 200.000 de ces Syriens seraient armés. Mais le plus grave, selon le chef des opposants souverainistes, est lié au facteur démographique. «Il est estimé qu’en 2030 les ressortissants syriens au Liban seraient au nombre de 4 millions, autrement dit, un nombre comparable à celui des Libanais». Il a rappelé que le Liban, en tenant compte de la corruption, a dépensé non moins de 70 à 80 milliards de dollars en raison de cette présence syrienne. Le chef des FL a par ailleurs mis en garde contre «le danger existentiel» que représente, pour son pays, cette présence massive de migrants et de déplacés syriens.

«Cette terre est la nôtre, si les pays européens considèrent qu’il s’agit d’une question humanitaire, qu’ils se répartissent ces réfugiés entre eux, parce que nous n’accepterons pas d’être des laissés pour compte», a précisé le leader des maronites. Le Liban «a effectué son devoir humanitaire pendant 13 ans». Et M. Geagea d’ajouter : «la guerre en Syrie peut durer 13 ans supplémentaires».

À la question sur les critiques du Courant patriotique libre (CPL, le parti hérité et présidé par l’un des gendres de Michel Aoun), qui considère que les revendications des FL sont tardives sur ce dossier dont il a fait un porte-étendard durant des années, Samir Geagea a martelé que «le CPL était au pouvoir», se demandant «ce qu’il a fait pour alléger ce fardeau». Pour ce qui est du dialogue avec le régime d’Assad, le chef des FL a affirmé que le pouvoir en Syrie «ne veut pas du retour des réfugiés dans le pays».

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Le Hezbollah s’est, à un moment donné, rangé du côté du rapatriement forcé des syriens. Ce front d’ennemis jurés d’Assad chez lui ne lui convient pas, il est même dangereux. De plus, ils sont sunnites, et s’ils étaient naturalisés demain ils réduiraient le poids des chiites. Mieux vaut les renvoyer dans leur pays natal, où ils connaîtraient un sort amer, mais cela aurait été leur affaire. Or, il se trouve que le rapatriement des réfugiés est également réclamé avec force par les FL. Ce qui n’a rien d’étrange. Ennemis jurés d’Assad, les FL sont souverainistes, et ne voient pas d’un bon œil la présence d’un trop grand nombre d’étrangers, d’ailleurs tous musulmans sunnites : eux aussi, conscients que s’ils sont naturalisés à terme, ils modifieraient l’équilibre démographique libanais, et c’est l’éternelle crainte des chrétiens libanais. Alors maintenant, les Forces Libanaises parlent de ces réfugiés comme d’une «menace existentielle» pour le pays. S’agit-il d’une convergence étrange entre des opposés extrêmes ? Peut-être oui. Mais il y a plus.

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Le Hezbollah et les Forces Libanaises savent très bien que les réfugiés ne rentreront pas chez eux par leurs propres moyens en raison de cet instinct naturel de survie qui les a conduits à accepter de survivre même dans les champs de patates. Mais l’opinion publique est ébranlée par une situation intenable. Les chiffres sont incontrôlables depuis des années et les travailleurs syriens sont employés pour des travaux que personne ne veut faire, à ne pas négliger le nombre élevé de crimes et de vols.

Ainsi, les uns tout comme les autres, désignent les Syriens comme une présence qui ne peut plus être tolérable. Les chrétiens aussi pour leurs peurs anciennes, une sorte de désespoir atavique. Mais si l’on voulait vraiment résoudre le problème de manière ordonnée et civilisée, tout le monde sait qu’il n’y a qu’une seule solution : éliminer Assad. Impensable pour le Hezbollah, un allié très fidèle, irréaliste pour les Forces libanaises, qui ont vu comment les régimes «arabes modérés», dont ils sont proches en raison de l’adversité de l’Iran et du Hezbollah, ont repris des relations diplomatiques avec le despote syrien, après avoir tenté, à leur manière, de l’ébranler. Resté au pouvoir grâce à l’intervention militaire russe, il vaudra mieux le faire taire pour contenir sa servilité à l’égard de Téhéran. Les Forces Libanaises savent donc que même si elles voulaient soulever à nouveau le problème d’Assad, personne ne les écouterait.

Ainsi les opposés finissent par se ressembler, les problèmes s’aggravent et les Syriens restent l’un des rares peuples au monde à pouvoir envier les Libanais réduits à la pauvreté. Il se murmure que l’on envisage actuellement de retourner à Damas pour endiguer le problème des réfugiés. Ce ne serait pas la première fois que l’«on tenterait d’endiguer la surproduction en s’adressant directement au producteur». Mais ça ne marchera pas. Par la force de l’instinct de survie.

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