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L’héritage du Croissant chiite

(Rome, Paris, 09 septembre 2022). Le Croissant chiite, ou l’arc d’influence de l’Iran désigne, pour les Anglo-Saxons, une sphère d’intérêt iranienne qui s’étend de Téhéran jusqu’au Liban, en passant par l’Irak et la Syrie. Les objectifs stratégiques de l’Iran sont de s’assurer une large influence et un contrôle étroit sur la zone entourant Israël, afin d’y établir une présence militaire constante, et d’atteindre un débouché sûr sur la Méditerranée, de rompre avec ce goulot d’étranglement que représente le détroit d’Ormuz et de pouvoir ainsi étendre son bras vers l’Afrique du Nord, afin de tenter de limiter l’influence turque dans la région et par la même occasion éloigner ses voies de communication de la portée de son principal adversaire régional : l’Arabie saoudite, ainsi nous explique Paolo Mauri dans les colonnes du journal italien «Il Giornale/Inside Over».

Bien que le projet ne soit pas nouveau et qu’il trouve ses racines dans « l’Axe de la Résistance » anti-israélien qui a uni la Syrie, l’Iran et le Hezbollah, ce n’est qu’avec la chute de Saddam Hussein et la naissance d’un Irak gouverné par la majorité chiite que les bases de ce projet géostratégique ont commencé à être sérieusement posées. En effet, 2006, avec l’élection de Noury al-Maliki à Bagdad, fut l’année du tournant, considérant l’issue d’un énième conflit au Liban, revendiqué par l’Axe, comme une victoire du « parti de Dieu » libanais.

L’architecte matériel du Croissant chiite était un général, commandant de la Force Al-Qods, un groupe de gardiens de la révolution iraniens (CGRI – Corps des gardiens de la révolution islamique) spécialisé dans les opérations de guerre non conventionnelle et dans le renseignement militaire : Qassem Soleïmani. Flanqué d’Abou Mahdi al-Mouhandés (commandant des Forces de mobilisation du peuple irakien «UMP- Unités de mobilisation populaire», jusqu’à sa mort), il commandait depuis 2011 la partie opérationnelle de l’ambitieux projet iranien, aujourd’hui presque réalisé, qui prévoyait également l’établissement d’un cordon de sécurité pour tous les peuples chiites du Moyen-Orient, le long de la route qui va de Téhéran à Beyrouth, en passant par Bagdad et Damas. Une mobilisation générale, importante, coûteuse, utilisant les mandataires que Téhéran a entraînés et armés dans toute la zone susmentionnée, mais d’un intérêt vital pour la sécurité des chiites dans une région très instable qui voit la présence d’Israël et des États-Unis, ennemis jurés de la théocratie iranienne.

Washington et Tel-Aviv ont âprement combattu le projet géostratégique des ayatollahs : Israël mène des raids aériens sur les positions des milices pro-iraniennes et de la Force Al-Qods en Syrie de manière continue depuis un certain temps, tandis que les États-Unis, sous l’administration Trump, ont éliminé le général Soleïmani et al-Mouhandés lors d’une attaque aérienne en janvier 2020. Les États-Unis de Trump ont également dénoncé le traité JCPOA (Joint Comprehensive Plan Of Action) sur le programme nucléaire iranien, dans le but de couper les ressources à Téhéran en imposant de nouvelles sanctions économiques et commerciales, et ont obtenu un résultat diplomatique historique avec les accords abrahamiques qui, en normalisant les relations entre Israël et certains nombre d’États arabes importants, et ont également eu pour effet d’isoler l’Iran au niveau régional.

La graine, cependant, avait été semée et elle a germé. Malgré le « triple choc » provoqué par la pandémie qui a durement touché l’Iran, par la chute des prix du pétrole et des revenus qui en découle (une contraction d’environ 38% par rapport à l’année précédente) et par les nouvelles sanctions internationales, la présence iranienne en Irak, en Syrie au Liban est restée stable et cohérente.

Fin 2021, la politique irakienne a connu ce qui semblait être un tournant lorsque certaines forces directement liées à Téhéran ont été marginalisées lors des élections d’octobre, mais le système de larges alliances politiques du gouvernement réduit la responsabilité, encourage la corruption et paralyse le progrès social. Cette paralysie laisse l’Irak vulnérable à l’influence de gouvernements étrangers comme l’Iran, dont les vastes réseaux de milices organisées sont toujours actifs dans le pays. En effet, la volonté du gouvernement Al-Sadr d’éliminer l’influence des partis pro-iraniens a volé en éclats par la coordination des forces d’opposition orchestrée par Téhéran et leur action coercitive. Tout au long de l’hiver et du printemps derniers, par exemple, les milices UMP ont montré leurs muscles en organisant des manifestations devant les bâtiments gouvernementaux et les sièges du parti. Ces démonstrations de force ont également été caractérisées par des actes de violence, notamment des assassinats ciblés de sadristes de premier plan dans tout le pays. Les attaques aux missiles contre le secteur énergétique kurde ont encore perturbé la politique intérieure, désorganisant ainsi le front gouvernemental, de sorte que la probabilité que le gouvernement Sadr soit en mesure de résister efficacement aux forces soutenues par l’Iran serait faible. Les forces pro-iraniennes ont également pu agir d’un point de vue strictement politique, en s’alliant à l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), en parvenant à former une puissante opposition au parlement, capable de bloquer les réformes du gouvernement Sadr et de mettre celui-ci dans une position précaire. Aujourd’hui, par conséquent, les partis soutenus par l’Iran sont dans une position beaucoup plus puissante qu’ils ne l’étaient immédiatement après les élections, soutenus par l’action des milices paramilitaires pro-iraniennes.

L’Iran, malgré les raids israéliens, a pu stabiliser sa présence en Syrie : Téhéran a ouvert des centres culturels dans la capitale Damas, destinés à faire avancer l’agenda de la République islamique. Par exemple, les médias iraniens ont rapporté en décembre 2020 qu’un certain nombre de centres culturels à Damas organisaient des cérémonies commémoratives pour marquer l’anniversaire de l’assassinat du général Soleïmani. L’Iran a également renforcé ses accords économiques et commerciaux avec le régime syrien et a étendu son contrôle sur les secteurs industriel, agricole, commercial et bancaire du pays. Près d’une décennie après le début de l’intervention iranienne dans la guerre civile syrienne, on peut donc dire que la pénétration de la République islamique en Syrie est un fait accompli.

La présence iranienne en Syrie, pour l’heure, ne heurte pas les intérêts de Moscou, qui a trouvé le soutien des ayatollahs dans son conflit actuel en Ukraine. Les intérêts russes et iraniens en Syrie se chevauchent, bien qu’ils ne coïncident pas entièrement. Les attitudes des deux pays à l’égard de la sécurité régionale, du terrorisme et d’un monde multipolaire sont très similaires et les perceptions que les deux parties ont de l’avenir syrien sont proches, mais pas identiques. Moscou et Téhéran, par exemple, conviennent que, malgré le retrait annoncé des troupes américaines du pays en 2018, Washington soutient toujours les forces démocratiques kurdes et syriennes et ont donc conclu que les États-Unis ne sont pas intéressés par une résolution du conflit.

Le soutien de l’Iran aux rebelles houthis au Yémen, qui a commencé lorsque l’Arabie saoudite est intervenue directement dans le soulèvement en 2015, ne semble pas avoir épuisé les ressources théocratiques, bien qu’une diminution des attaques utilisant la fabrication d’armements à longue portée iraniens ait été constatée, ce qui suggérerait une réduction de l’aide de Téhéran.

La véritable inconnue, souligne Paolo Mauri dans son analyse, est représentée par le retour des talibans au pouvoir en Afghanistan : l’Iran a eu une approche fluctuante à leur égard, s’y opposant lorsqu’ils frappaient durement la minorité chiite hazara, mais les considérant cyniquement comme un outil supplémentaire pour contrer la présence américaine dans la région. Par conséquent, alors que les États-Unis sont hors-jeu, il est prévisible que la seule condition posée par l’Iran est que l’émirat taliban soit prêt à fournir des garanties crédibles pour sauvegarder les intérêts des chiites afghans.

L’alternative est de proposer à nouveau la lutte acharnée pour sécuriser leurs communautés, peut-être dans une guerre par procuration utilisant des milices (comme la division Fatemiyoun) ou même en intervenant directement.

Le Croissant chiite est donc toujours présent et vivant, et malgré les diverses conjonctures internationales, l’Iran étend sa sphère d’influence même au-delà de celui-ci.

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