Et si la Crimée devenait le prochain front

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(Rome, Paris, 11 août 2022). L’attaque de la base de Zaki laisse présager une potentielle extension du conflit à la Crimée, si Moscou évite les excès pour l’heure, mais elle est considérée comme une ligne rouge inacceptable

L’attaque de la base de Saki en Crimée est probablement l’évolution la plus substantielle des dernières semaines de la guerre russe en Ukraine. La base est un atout important pour les opérations russes dans la ceinture sud de l’Ukraine, et le fait qu’elle ait subi les coups de Kiev, est pertinent pour sa valeur militaire et politique, selon le décryptage d’Emanuele Rossi dans le quotidien italien «Formiche».

La Russie nie qu’il s’agisse d’une attaque ukrainienne, mais parle d’une explosion (qui en a ensuite déclenché d’autres) dans un dépôt de munitions. Ce n’est pas la première fois que Moscou a recours à des reconstructions attribuables à des accidents lorsqu’elle subit de violents coups (prenons l’exemple de ce qui est arrivé au navire amiral de la flotte de la mer Noire, le «Moskva» frappé par les Ukrainiens, coulé, selon les Russes, à cause d’un incendie).

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Plusieurs facteurs entrent en jeu. Le premier est que la Russie ne peut pas se montrer vulnérable, pas à ce moment (où l’offensive doit aboutir à une solution stabilisatrice) ; pas sur la Crimée.

Le sort de la péninsule n’est pas en cause pour Moscou. Annexée lors d’un simulacre de référendum lors de la déstabilisation de l’Ukraine en 2014, la Crimée est devenue l’un (et non le) des lieux symboliques des activités impérialistes agressives de Vladimir Poutine. La Russie a longtemps considéré le contrôle ukrainien de la Crimée comme le résultat d’une stupide erreur historique. Les questions d’indépendance (et de ré-annexion à la Russie) ont toujours été un facteur interne au territoire. La prise de 2014 a été la revanche de Poutine sur l’histoire.

Située au centre de la mer Noire, son contrôle territorial permet à la Russie d’acquérir un avantage stratégique dans le bassin (et ce n’est pas un hasard si Sébastopol abrite la flotte régionale). Pour Kiev – et pour une grande partie de la communauté internationale – la Crimée est occupée de manière illégitime.

Toutefois, la possibilité qu’elle revienne sous contrôle légitime ukrainien est très faible. La Russie devrait complètement perdre la guerre pour pouvoir ouvrir des négociations sur la péninsule de Crimée. Le risque que cette attaque – qui suit de quelques semaines, une autre, contre le quartier général de la flotte de la mer Noire – puisse signifier l’extension des combats dans cette zone n’est pas acceptable pour la Russie.

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Moscou ne peut s’attendre à voir les combats s’étendre sur un territoire qu’il a qualifié d’«île heureuse». Un tel scénario pourrait aussi conduire le Kremlin au choix extrême (l’utilisation d’une bombe nucléaire tactique contre Kiev ?) en guise de représailles. Moscou revendiquerait le droit à ce choix, en le justifiant d’avoir subi une attaque sur son territoire.

Ainsi, pour cette raison, Moscou évite pour le moment de hausser le ton, consciente qu’elle a une carte à jouer. Notamment parce que Kiev cherche également à désamorcer une escalade potentiellement très proche. Le gouvernement ukrainien a officiellement nié l’attaque, tandis qu’officieusement, fait divulguer des informations anonymes aux médias pour en revendiquer (indirectement) la responsabilité.

Il faut aussi dire que la zone grise sur ce qui s’est passé laisse amplement de place aux hypothèses et aux reconstructions divulguées aux médias. Des responsables ukrainiens ont, par exemple, fait allusion à l’action de « partisans » agissant en tant que saboteurs derrière les lignes russes, mais il s’agit d’une hypothèse assez éloignée car la cohérance de ce type de résistance n’est pas claire. Il a également été question d’un raid des forces spéciales. Et il est possible que des drones ou des missiles aient été utilisés, bien que l’on ne sache pas si l’Ukraine dispose de missiles capables d’atteindre 140 miles de la ligne de front la plus proche.

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Il reste que porter des coups importants, aussi et surtout sur le plan politique et moral, est nécessaire. L’Ukraine est consciente du risque, mais en revanche, elle se bat de manière défensive face à une guerre d’occupation, et la contre-attaque fait partie de certaines dynamiques.

Mais un autre facteur à ne pas sous-estimer sur le comportement contrôlé des ukrainiens (et en partie des russes) concerne les parties tierces impliquées, pour l’instant indirectement, dans le conflit. Kiev pourrait vouloir éviter de revendiquer officiellement certaines attaques car ses fournisseurs d’armes n’aimeraient pas être trop exposés.

Frapper et faire profil bas est une chose, s’en vanter en est une autre. Si par exemple (dans le domaine des hypothèses) les missiles britanniques Neptune en configuration air-air avaient été utilisés (ce sont généralement des anti-navires), Londres aurait pu fournir les instructions d’utilisation nécessaires, mais aurait pu demander à ne pas faire trop de «publicité». Le risque est que cela ne puisse conduire à une escalade directe avec la Russie, qui considère les livraisons d’armes occidentales à l’Ukraine comme une attaque directe.

Moscou a menacé à plusieurs reprises de frapper les lignes d’approvisionnement, et plus encore. Mais pour l’heure, il a choisi de ne pas élever le niveau de cette confrontation. Le Kremlin veut cependant éviter (en contrepartie) que les revers et les coups portés ne se propagent trop loin au sein de ses collectivités. En d’autres termes, il ne pouvait pas admettre de voir le président ukrainien Volodymyr Zelensky se vanter d’avoir frappé la base de Zaki avec des missiles ou des drones occidentaux.

Il est déjà compliqué d’étayer ce qui s’est passé avec la propagande, sans parler des déclarations officielles de Kiev (ou de Washington et Bruxelles) sur les faits. Cependant, il existe des images de la plage de Novofedorivka – une plage près de Zaki – d’où les familles de vacanciers russes ont été contraintes de fuir, de retourner dans les stations balnéaires et de faire leurs valises pour ensuite retourner dans leur pays. Moscou a présenté la Crimée comme un lieu touristique, qui est resté sûr, même pendant la guerre.

Au contraire, les gens, sur ces plages, ont vu d’importants nuages​ de fumée et de flammes s’élever, ils ont vu la guerre arrivée, mais le problème est relatif, puisque le Kremlin contrôle la diffusion de l’information en Russie.

Et il est également difficile pour les témoins oculaires de croire que les dégâts ont été minimes, comme le prétend le gouvernement russe. Aussi parce qu’à une distance d’un kilomètre, le verre a explosé sous l’effet de l’onde de choc, alors imaginez ce qui a pu arriver aux avions stationnés sur la base (pour Kiev, neuf chasseurs ont été complètement détruits).

Après l’annonce des explosions mardi, Margarita Simonyan, directrice de la chaîne de télévision publique RT et porte-parole du récit du Kremlin, a qualifié la péninsule de « ligne rouge » sur Twitter. Plus tard dans la soirée, le président ukrainien a prononcé son discours du soir centré sur la Crimée. « La guerre a commencé avec la Crimée et se terminera avec la Crimée, avec sa libération », a déclaré Zelensky.

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En attaquant dans un territoire que les Russes considèrent comme sûr, l’Ukraine pourrait modifier sa stratégie de guerre, obligeant Moscou à réorganiser ses défenses et démontrant que la capacité anti-aérienne russe est actuellement faible. Cela implique des ajustements tactiques, qui pourraient en général affecter le cours de la guerre. Plus encore : si Kiev démontre sa capacité d’action efficace, les gouvernements occidentaux qui lui fournissent des armes pourraient être amenés à augmenter la quantité et la qualité de ces fournitures (qui ont souvent été limités dans leur utilisation).