Liban-élections: la crise économique et la colère sociale (en plus des pots-de-vin des partis) poussent les citoyens aux urnes

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(Rome, 14 mai 2022). Le 15 mai, le pays retourne aux urnes, à genoux en raison de la crise économique désormais endémique dont il ne parvient pas à se relever, également aggravée par deux ans de pandémie. Et une participation record est attendue, compte tenu du nombre d’inscrits dans les circonscriptions à l’étranger. Alors que les formations traditionnelles tentent de limiter l’hémorragie des votes, de peur de perdre leur pouvoir, les listes indépendantes se multiplient. Bien que celles-ci soient très fragmentées

Les chiffres des votes étrangers montrent déjà que les prochaines élections parlementaires libanaises du 15 mai sont les plus importantes depuis au moins une décennie, voire depuis la révolution du Cèdre de 2005. Ce n’est pas un aspect marginal dans la dynamique électorale du pays, s’il est vrai qu’il y a aujourd’hui près de 15 millions de Libanais dans la diaspora, soit près de trois fois le nombre de Libanais résidant au pays. Depuis que la loi électorale a été modifiée en 2017, à l’époque avec la seule opposition, seulement temporaire, du Courant patriotique libre (CPL), parti chrétien du président de la République Michel Aoun, les Libanais de l’étranger peuvent voter pour les 128 sièges du parlement, comme le rapporte dans son analyse, Lorenzo Forlani du journal «Il Fatto Quotidiano».

245.000 électeurs se sont inscrits dans les différentes circonscriptions de plus de 45 pays, trois fois le nombre de 82.000 inscrits lors des élections d’il y a 4 ans. Un ratio qui, selon les estimations de Reuters, reflète également celui de la participation réelle. Le taux de participation aux Émirats arabes unis, où environ 100.000 Libanais résident (y compris ceux qui ne sont pas éligibles, comme les mineurs), a été particulièrement pertinent : selon les données du ministère libanais des Affaires étrangères, citées par la chaine LBCI, 18.000 Libanais se sont rendus aux urnes, enregistrant un taux de participation (77%) dans l’émirat d’Abou Dhabi, légèrement supérieur à celui de Dubaï (71%).

Il n’est pas difficile de comprendre quelles sont les forces motrices de cette augmentation significative des électeurs en seulement 4 ans : la colère et l’impatience. Même sans parler des effets de la pandémie, le Liban, surtout à partir de 2019, a connu un effondrement sans précédent, dont le défaut déclaré en mars 2020 en raison du non-paiement de 1,2 milliard d’euro-obligations, la livre libanaise ayant initialement perdu le taux fixe par rapport au dollar (1.500 lires pour un dollar) puis a vu sa valeur s’éroder jusqu’à 90 %, tandis que les salaires restaient inchangés, perdant l’essentiel de leur pouvoir d’achat. Alors que le salaire minimum valait environ 450 dollars en 2019, fin 2021, il en valait 70.

L’explosion du port de Beyrouth en août 2020, qui, en plus de générer des dizaines de milliards de dégâts matériels et environ 300.000 personnes déplacées, a renforcé l’atmosphère de précarité et de peur dans le pays, contribuant ainsi à transformer le désenchantement et la méfiance historiques des Libanais envers leur classe politique en une hostilité explicite. Aujourd’hui, de nombreux Libanais ne se contentent plus de dénoncer l’irrémédiable corruption de leurs hommes politiques (le Liban est au 127e rang du classement mondial de Transparency International) mais les considèrent de plus en plus dangereux pour la sécurité du pays, engagés dans des luttes pour la conservation et le partage d’une rente de pouvoir dont les mouvements de la société civile voudraient les priver. Au cours des trois dernières années, selon la Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie occidentale (CESAO), le taux de pauvreté multidimensionnelle au Liban est passé de 42 % à 82 %, sur une population d’environ 4,5 millions d’habitants.

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Cependant, ajoute Lorenzo Forlani, la dégradation spectaculaire des conditions économiques a non seulement renforcé la méfiance des Libanais à l’égard des partis traditionnels, mais aurait paradoxalement pu accroître le pouvoir de négociation effectif de ces derniers sur les premiers. En fait, ce n’est pas un mystère qu’à chaque élection, depuis la fin de la guerre civile en 1990, les imposantes machines électorales de ces partis (qui, quelques années auparavant, étaient aussi des milices), s’activent sur le terrain avec des pratiques telles que le vote d’aubaine, ou avec des incitations simples mais substantielles. « Cette année, j’ai été contacté par des membres du CPL ici en France », rapporte Charbel, un étudiant de l’université Saint-Joseph qui passe un semestre à Paris, « qui m’ont proposé 100 dollars pour voter pour eux. Il y a quatre ans, ils m’en ont proposé 200, peut-être qu’ils sont affectés par la crise, eux aussi », plaisante-t-il, ajoutant qu’il a quand même décidé de voter pour un candidat de la société civile.

Quelque chose d’encore plus troublant est arrivé à Reem, qui vit en Italie depuis moins d’un an, confirmant la nouvelle selon laquelle plusieurs partis libanais traditionnels ont acquis des données personnelles d’électeurs pendant la campagne électorale, afin de pouvoir exercer une pression : « J’avais déjà retiré ma carte SIM libanaise pendant près d’un an. Avant d’aller voter à l’ambassade, je l’ai remise dans mon téléphone, et dans les trente secondes qui ont suivi, j’ai été contacté par un militant libanais, qui m’a demandé si je voulais voter pour son parti et ce dont j’avais besoin pour le faire ».

Pour tant de Libanais, qui en l’espace de deux ans se sont vus évincés d’une classe moyenne désormais pulvérisée, ou ont plongé davantage dans la pauvreté, il sera difficile d’ignorer les incitations des partis. Même pour ceux qui se trouvent à l’étranger, si l’on considère que les envois de fonds par les émigrés constituent encore un fort soutien indirect à l’aide sociale, elle est en grande partie, gérée par les différents partis confessionnels, avec leurs écoles et leurs hôpitaux. Si les moins de 30 ans vivant à l’étranger sont susceptibles de voter surtout pour des candidats indépendants, il ne faut pas sous-estimer les mécanismes de loyauté familiale qui poussent historiquement des milliers de Libanais de la diaspora, notamment les plus de 40 ans, à voter pour ce qu’ils connaissent déjà et plus particulièrement pour le candidat traditionnel qui entretient des relations clientélistes directes avec leur famille au Liban, souvent dans le contexte du village.

Il semble très probable que le CPL continue à souffrir d’une hémorragie de voix (qui a commencé il y a deux ans) en faveur d’autres partis chrétiens et de listes indépendantes, notamment en raison de son alliance historique avec le Hezbollah, dont la réputation auprès des Libanais laïcs, des musulmans sunnites, et des chrétiens en particulier s’est effondrée ces derniers mois. Plus particulièrement, après les échanges de tirs d’octobre dernier, auxquels avaient pris part des partisans du parti chiite, suivi d’un affrontement avec ceux des Forces libanaises, (lors de l’invasion de la région d’Aïn el-Remmaneh, une conquête initialement prévue en dix heures, ndlr) après avoir organisé une marche de protestation contre Tarek Bitar, le juge chargé d’enquêter sur l’explosion du port de la capitale.

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Avec 3,8 millions d’électeurs inscrits au Liban (répartis en 103 listes au sein de 15 circonscriptions électorales et 27 districts), il y aura 718 candidats, soit 23% de plus qu’en 2018. Une augmentation substantielle du nombre des femmes candidates, passant de 86 à 116, dont la plus jeune, Verena al-Amil, 25 ans, qui court dans la circonscription à majorité chrétienne maronite du Metn. La candidate contestataire (ancienne présentatrice de la chaîne officielle du parti Mustaqbal de Saad Hariri) entrée au Parlement en 2018, Paula Yacoubian, s’est une nouvelle fois présentée dans le district de Beyrouth 1, l’un de ceux dont le seuil est le plus bas. Mais son «Li-Watani» (Pour mon pays) devra cette fois aussi faire la course contre «Beirut Madinati» et «Qadéreen» (Les capables).

En effet, leur fragmentation pourrait également contribuer à réduire le poids des listes exprimées par la société civile. Un clivage important est en effet apparu quant à la stratégie à adopter. Une partie de la société civile issue des manifestations anti-gouvernementales de 2019, considère toute alliance avec les partis et personnalités traditionnels comme une ligne rouge. Tandis que d’autres semblent plus ouverts à des alliances tactiques avec des personnalités extérieures aux partis (comme Neemat Frem ou Charbel Nahas), avec des entrepreneurs comme Waddah Sadek et avec des partis comme les précitées Forces libanaises et les Kataëb (Phalangistes), restés en dehors du dernier gouvernement d’«union nationale», et engagés ces dernières années dans une sorte de «restylage» anti-establishment, a permis d’intercepter une partie importante des votes, notamment des chrétiens de la bourgeoisie cosmopolite de Beyrouth et des villages du nord.

Selon une étude récente de «The Policy», il existe également des différences notables dans les programmes électoraux des groupes d’opposition au gouvernement. Par exemple, le segment le plus à gauche fait pression pour une loi rendant les politiciens et les banquiers responsables des pertes du secteur financier et pour la création d’un fonds universel de protection sociale financé par une augmentation des impôts. D’autres, en revanche, souhaiteraient voir la privatisation de certains actifs de l’État, précisément pour protéger le secteur bancaire, confiant ainsi la protection sociale à des programmes d’aide sociale ciblés. Ces différences, et d’autres encore, ont fait que sur 15 circonscriptions électorales, dans non moins de 13, des listes de la société civile se présentent les unes contre les autres.

NDLR : Aujourd’hui, le parti des Forces libanaise est le seul parti qui présente non seulement des candidats sérieux, mais surtout un programme détaillé sur les actions à mener pour sortir de l’enfer. Il en va des réformes politiques, du recouvrement de la souveraineté nationale, de la reprise du contrôle des frontières et des douanes et de l’arrêt de la contrebande des produits subventionnés et des exportations du Captagon, désormais première source de financement du Hezbollah. Ces mesures sont en effet indispensables au retour de la confiance et des investissements. Le programme n’oublie pas non plus de détailler les solutions urgentes pour résoudre la crise de l’électricité, relancer l’économie, réformer le secteur bancaire et redresser la Santé. Ce n’est pas pour rien que tous les souverainistes ont rejoint les Forces Libanaises, comme le chiite Abbas al-Jawhari, le druze Walid Joumblatt et le sunnite Achraf Rifi, entre autres personnalités. Et si le Hezbollah et ses alliés et obligés (Gebran Bassil, Sami Gemayel, Fayçal Karamé, Abdelrahim Mrad, Salim Jresissati…) concentrent leurs attaques sur les Forces libanaises, c’est que le parti souverainiste est le dernier obstacle qui empêche le Hezbollah d’annexer le Liban à l’Iran.

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