« Quitter ». Ce verbe, utilisé sans complément, revient fréquemment dans les discussions des Libanais francophones. « Je voudrais quitter, mais mon mari doit rester ici », entend-on en terrasse dans le quartier huppé d’Achrafieh, dans l’est de Beyrouth, la capitale. Au Liban, l’envie d’émigrer transcende toutefois les langues et les classes sociales. Mais elle semble concerner davantage les jeunes, qui peinent à envisager un futur dans un pays miné par le chômage et l’inflation galopante. Etudiants ou jeunes travailleurs, ils ont souvent moins d’attaches et plus de chances d’obtenir les précieux visas pour l’étranger : Etats-Unis, Canada, France et Allemagne en tête.
« Des profs nous disent de prendre un aller simple »
« Rien que cet été, j’ai dix amis qui sont partis », déplore Sarah, 19 ans. « Déjà que cette rentrée est très difficile », confie cette étudiante en droit à l’université Saint-Joseph, à Beyrouth. La crise économique, les pénuries d’essence et d’électricité sont un fardeau dont la jeune femme se serait bien passée. « Chez moi, je ne peux plus étudier après 23 heures, car il n’y a plus de courant », peste-t-elle. Si ses amis lui manquent « terriblement », elle comprend leur choix. « Moi aussi, je vais partir, annonce-t-elle. Je dois déjà aller à Paris en 2022 pour un semestre d’étude, on verra après ». Une expatriation que ses parents encouragent. « Ils voudraient même me suivre. Mais si nous partons tous, alors je ne reviendrai jamais au Liban ». A côté d’elle, Chloé, sa camarade de classe, se dit « tiraillée ». Sa famille la pousse elle aussi à s’expatrier, mais l’étudiante de 20 ans n’arrive pas à s’y résoudre. « On parle de ça presque tous les jours, relate-t-elle. Et à l’université, certains professeurs nous disent de partir, de prendre un aller simple ». Elle s’y refuse pour l’instant. « Ce serait trop lourd émotionnellement », tranche-t-elle. A ses yeux, la crise économique place les jeunes « en mode survie ». « Les manifestations de 2019 et l’explosion [du port de Beyrouth le 4 août 2020] ont rassemblé les Libanais, mais ça n’a duré qu’un moment, regrette-t-elle . Alors chacun fait ses plans, et on essaie de garder le contact comme on peut ». Sur leurs téléphones, les deux amies voient fréquemment défiler les messages de leurs camarades partis dans d’autres contrées. « Ils ont du mal à s’acclimater, en Europe notamment », détaille Sarah. Et à chaque événement majeur au Liban, les expatriés du groupe sautent invariablement sur leurs téléphones. Lors de la fusillade du 14 octobre dans le quartier de Tayouneh (Beyrouth), qui a fait six morts, les deux étudiantes racontent avoir reçu « une avalanche de messages » venus des quatre coins du monde. « Comment tu vas ? », « Ferme tes fenêtres ! », « Cache-toi ! », égrène Sarah en remontant une conversation de groupe. « On doit tout le temps les rassurer », souffle-t-elle, la voix éteinte.
« Tant que je tiens le coup, je reste ici »
Depuis deux ans, la presse libanaise tente de quantifier la vague d’émigration que subit le pays. Le nombre de demandes de passeports a doublé en un an, avec plus de 6.000 documents délivrés chaque jour depuis le mois de juin, a rapporté le quotidien L’Orient-Le Jour. Rien que de janvier à avril 2021, environ 230.000 Libanais sont partis à l’étranger, sur les 6 millions de citoyens que compte encore le pays, d’après l’ONG spécialisée dans l’emploi Labora. Malgré le manque de chiffres officiels sur la question, les jeunes Libanais sont les plus concernés par cet exode massif. La dernière édition de l’enquête Arab Youth Survey souligne qu’en 2020, 77% des jeunes Libanais disaient réfléchir activement à quitter leur pays. Soit le taux le plus élevé du monde arabe.
« Il n’y a plus rien ici, c’est comme une zone de guerre », s’exclame Jad, étudiant en mécanique à Beyrouth. Son sourire contraste avec son regard noir, désabusé, qui pointe vers le sol quand il répond aux questions. Il ne veut pas mentionner le nom de son université, par crainte de « représailles ». « J’ai vu comment les dirigeants ont traité les étudiants contestataires en 2019, je tiens à ma santé et à mon avenir », se justifie-t-il. A l’époque, les images de manifestants blessés l’avaient dissuadé de rejoindre ce mouvement qu’il désigne, comme une majorité de Libanais, sous le nom de thaoura : « la révolution ».
Bien qu’il vienne d’une famille modeste du Mont Liban, Jad a lui aussi envie de « quitter ». A 19 ans, Jad rêve d’habiter un pays où « les salaires permettent de vivre normalement ». Il mise tout sur un visa étudiant, son « ticket de sortie » pour obtenir une bourse et terminer ses études, avant d’envisager une carrière d’ingénieur.
Sa carrière, Sally, 26 ans, a choisi de l’entamer au Liban. Après avoir étudié la psychologie à Beyrouth, elle travaille désormais pour le Programme national de santé mentale et l’ONG Embrace, qui fournit une hotline dédiée à la santé mentale. La jeune femme dit n’avoir qu’une poignée d’amis, « et les plus importants sont partis », regrette-t-elle. Ils vivent désormais à Dubaï, au Canada, en France, où la sœur de Sally vient elle aussi de partir sur un coup de tête. « On se sent laissés de côté, confie-t-elle. Nous, on reste ici, dans ce bazar, et on ne sait pas ce qui va nous arriver ». Malgré la distance, les liens d’amitié survivent grâce aux réseaux sociaux. « On a des groupes sur WhatsApp, qui servaient à organiser des pique-niques ou des voyages par exemple, et qui sont désormais notre principal moyen de raconter nos vies entre amis de différents pays ».
Si elle se dit « plus introvertie qu’avant », Sally garde le moral grâce à son travail notamment. « Je suis beaucoup plus utile ici qu’à l’étranger, les gens au Liban ont très peu accès à de l’aide psychologique », souligne-t-elle. Sa famille, frappée comme beaucoup d’autres par la crise économique, a désormais besoin d’aide financière. « Je trouve que je suis bien payée et je les soutiens comme je peux », explique timidement Sally. Un poids qui, ajouté à la situation du pays, finit par peser lourd sur les épaules de la jeune femme. « J’ai l’impression d’avoir pris trente ans en l’espace d’une année », souffle-t-elle. Grâce à sa formation, Sally sait reconnaître les signes d’épuisement mental et prévient que si son quotidien se détériore, elle n’hésitera pas à s’expatrier. « Tant que je tiens le coup, je reste ici », résume-t-elle, tout en montrant des photos d’Equu, son gros chien blanc, « l’une des raisons » qui l’aident à tenir le coup.
« Je suis prêt à partir en bateau, malgré les risques »
Pour les Libanais des classes populaires, ceux qui n’ont pas pu étudier à l’université par exemple, la question de l’émigration se pose tout de même, mais implique des stratégies différentes. Dans le salon de son modeste appartement à Tripoli, dans le nord du Liban, Suleiman se souvient de sa première tentative d’exil. « Je n’avais pas d’autre choix que de tenter un passage clandestin vers l’Europe », raconte l’homme de 32 ans, sa misbaha (chapelet musulman) entre les mains.
Souvent désignée comme la cité la plus pauvre de la Méditerranée, Tripoli est à une demi-heure de la frontière syrienne. La ville a vu affluer des milliers de réfugiés syriens depuis 2011, tout en assistant au départ de nombreux habitants. En septembre 2015, Suleiman a tenté, comme des centaines d’autres Tripolitains, d’aller vivre en Europe. Dans son sac de l’époque, « une deuxième paire de chaussures et 3.500 dollars en liquide, rien d’autre », liste-t-il. Son départ était motivé par le marasme économique à Tripoli. « Il n’y avait pas de perspectives d’emploi, et donc pas de mariage, pas de vie possible », raconte-t-il. Dans l’avion qui l’emmenait en Turquie, première étape de son périple, se trouvaient 14 Tripolitains, dont 9 personnes de sa rue.
Après avoir atterri à Izmir, sur la côte ouest de la Turquie, Suleiman a payé 1.000 dollars pour gagner la Grèce en bateau. Un voyage périlleux, organisé de nuit sur une embarcation surchargée. Après neuf heures d’errance, l’équipage a été secouru par les gardes-côtes grecs et ramenés sur l’île de Samos. « Cette nuit-là, douze personnes d’un autre bateau sont mortes noyées », raconte-t-il. Avec son groupe, il a remonté l’Europe à travers les Balkans jusqu’au Danemark en bus de nuit, où il espérait pouvoir s’installer grâce à son niveau d’anglais « correct ». Mais après un an et demi de procédure, sans pouvoir travailler, son dossier a été rejeté. Suleiman a été obligé de quitter le Danemark pour l’Allemagne, où il a décidé de prendre un vol retour pour Tripoli.
« J’ai trouvé un travail, je suis installateur de fenêtres, et je me suis marié », explique-t-il. Assise sur un fauteuil à côté de lui, sa femme Reyane, 29 ans, frémit lorsqu’elle entend l’histoire du naufrage, que son mari ne lui a raconté « qu’une seule fois ». Le couple a deux enfants de 3 et 4 ans, qui jouent dans la pièce d’à côté. Un foyer paisible, mais durement affecté par la crise. Il y a deux ans, Suleiman gagnait l’équivalent de 400 dollars par mois. Il n’en gagne désormais plus que 100, « et tout devient plus cher » se lamente-t-il. Alors ses projets d’émigration refont surface.
« Je suis prêt à partir en bateau, malgré les risques. Mon sac est fait ! » lance-t-il d’une voix assurée, en pointant du doigt la porte de sa chambre. Sa femme objecte : elle le suivra, mais ne veut pas mettre la vie de leurs enfants en danger. « Il aura tout de même le dernier mot », soupire-t-elle. « Les gens continuent à partir, il y a toujours des passeurs, mais les coûts sont plus élevés qu’avant », détaille Suleiman. Le couple attend le début de l’année 2022 pour mettre un plan sur pied. Pour aller où ? « Peut-être en Turquie, les Libanais là-bas nous disent sur Facebook que la vie y est un million de fois mieux qu’ici », répond le père de famille, une lueur d’espoir dans les yeux.
Par Pierre-Louis Caron. (France Télévisions)
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