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Libye: Erdogan aboie mais ne mord pas

(Rome, 21 avril 2021). La Turquie du président Recep Tayyip Erdogan a mis la main sur la Libye, évinçant une Italie qui est désormais hors-jeu et victime de la vengeance du sultan sur son ancienne quatrième rive. Telle est l’analyse de la grande majorité des commentateurs italiens sur la crise libyenne, notamment après que le Premier ministre, Mario Draghi, ait défini le dirigeant turc de «dictateur avec lequel nous devons coopérer» quelques jours après sa visite à Tripoli, déclenchant la colère d’Ankara qui a rapidement convoqué le gouvernement (d’unité) libyen pour signer des contrats à coup de millions au détriment des entreprises italiennes. Mais est-ce vraiment le cas ?

Le sommet turco-libyen

Le 12 avril, le premier ministre du gouvernement d’unité nationale libyen, Abdel Hamid Mohammed Dbeibeh, s’est rendu en Turquie à la tête d’une importante délégation gouvernementale de haut niveau, avec 14 ministres, le chef d’Etat-major, le général Mohammad al Haddad, les dirigeants de grandes entreprises publiques telles que la compagnie nationale libyenne d’électricité (Gecol). Cependant, comme l’ont écrit certains observateurs, il ne s’agit pas de «représailles» d’Erdogan aux propos de Draghi: organiser un sommet intergouvernemental de ce niveau en trois jours est tout simplement impossible.

Cela demande des semaines, voire des mois de préparation. Le terrain avait déjà été préparé par le précédent gouvernement d’accord national (GNA) du Premier ministre Fayez al Sarraj: le nouveau chef de l’exécutif libyen Dbeibeh s’est contenté de «récolter» les fruits du travail effectué par les autres. On a beaucoup parlé des contrats fantasmagoriques qui seraient signés à Ankara. En réalité, il s’agit de dix mémorandums d’accord, (lettres d’intention qui n’établissent pas de contraintes), mais indiquent plutôt une ligne commune d’action préétablie. Leur valeur juridique, en d’autres termes, est nulle. Comme le souligne l’agence Nova, celle de Dabaiba n’est qu’un «exécutif de mission» en fonction uniquement jusqu’aux élections prévues le 24 décembre. Selon la feuille de route établie par l’ONU, durant cette phase, le pouvoir exécutif ne peut pas conclure d’accords « qui portent atteinte à la stabilité des relations extérieures de l’Etat libyen ou lui imposent des obligations à long terme ». En clair, le nouveau gouvernement libyen a les mains liées, dispose de peu de temps et sans grande marge de manœuvre.

Des accords ? Non, de simples protocoles

C’est peut-être la raison principale pour laquelle aucun contrat contraignant n’a été signé à Ankara, mais de simples protocoles. Les cinq premiers sont des «protocoles d’accord standard» sur des sujets vagues tels que:

  • La coopération dans la lutte contre la migration irrégulière et la traite des êtres humains;
  • L’augmentation du volume du commerce bilatéral à 5 ​​milliards de dollars par an;
  • L’organisation d’un programme de formation pour les diplomates libyens;
  • Un travail commun dans la lutte contre le coronavirus;
  • La coopération sur les questions de sécurité mondiale, régionale et nationale.

Cinq autres documents concernent des projets plus spécifiques, mais toujours au stade embryonnaire tels que:

  • Un protocole pour la construction de trois centrales électriques;
  • Un mémorandum pour la création d’un nouveau terminal-passagers à l’aéroport international de Tripoli;
  • Un protocole d’accord pour la construction d’un nouveau centre commercial à Tripoli;
  • Un protocole d’accord entre le gouvernement de la République de Turquie et le gouvernement d’unité nationale de l’État de Libye sur la coopération stratégique dans le domaine des médias.

Il est intéressant de noter que la principale société impliquée est la Ronesans Holding de l’entrepreneur turc basé à Saint-Pétersbourg, en Russie. En fait, immédiatement après sa visite à Ankara, Dabaiba s’est rendu à Moscou, avec une délégation «allégée» (seulement deux ministres). Ces accords n’excluent pas l’Italie, mais pourraient en effet offrir des opportunités de collaboration intéressantes. Qui construira les turbines des nouvelles centrales électriques (si jamais elles sont un jour construites) ? Probablement une entreprise italienne. Qui va extraire le gaz pour alimenter les nouvelles centrales ? Presque certainement, Eni. Qui reconstruit l’aéroport international de Tripoli ? Un consortium italien appelé Aeneas. Qui aide les Libyens à rouvrir leur espace aérien après des années de fermetures ? L’italien Enav. Qui construira la route côtière libyenne qui longe la (route côtière) Via Balbia ? L’Italien We Build. De plus, tous ces sujets seront au centre des discussions sur la prochaine visite à Rome de la ministre libyenne des Affaires étrangères, Najla al Manghoush.

 L’Italie ne peut pas disparaître de la Libye

Que Rome ait commis ces dernières années des erreurs sensationnelles dans la gestion du dossier libyen est incontestable. L’affaire relative aux deux bateaux de pêche Mazara del Vallo saisis et détenus à Benghazi pendant trois mois fin 2020 a représenté l’emblème de l’échec de la politique italienne en Libye. Cependant, les relations entre les deux pays vont bien au-delà des destinées des gouvernements en question et des erreurs relatives. Les deux rives de la Méditerranée sont liées par des intérêts mutuels, des dossiers communs à suivre et surtout par des relations historiques et culturelles profondément ancrées dans le passé. Il est donc impossible de penser que même une politique étrangère turque sans scrupules puisse porter le coup de grâce à l’Italie en Libye.

Notre pays peut compter sur plusieurs cartes à jouer. Partant de la connaissance du territoire et du savoir-faire développé au cours de plusieurs décennies. Les Libyens, en matière de reconstruction et de création de nouvelles entreprises, ont les Italiens comme référence. Une question également liée au soft power de Rome à Tripoli: l’italien est enseigné dans les lycées, de nombreux Libyens aspirent à étudier dans la péninsule, d’un point de vue culturel notre pays est encore aujourd’hui un point de référence vital. Rome a de nombreux atouts « dans sa manche », alors qu’Ankara a déjà «tiré de son arc toutes les flèches», sans grand résultat à ce jour.

Les difficultés de la Turquie dans son «nouveau» rôle

Une autre question est à prendre en considération. Il s’agit de la capacité d’Ankara à jouer son «nouveau» rôle. En effet, la Turquie est passée de statut d’acteur «tampon» entre l’Est et l’Ouest à celui de puissance régionale mais «il est difficile de prédire combien de temps elle pourra tenir dans ce nouveau rôle». La politique étrangère du président Erdogan a projeté Ankara dans différents dossiers: de la Syrie à la Méditerranée orientale en passant par la Libye. Beaucoup de fronts ouverts, peut-être trop pour un pays qui, en premier lieu, n’a pas d’expérience dans la gestion simultanée de multiples crises.

Sur un autre plan, la Turquie ne connaît pas une saison économique heureuse. À tel point que les plus grandes villes du pays ont déjà tourné le dos au président, choisissant des maires issus de l’opposition. Il est donc encore plus difficile pour le gouvernement de soutenir des aventures de politique étrangère avec un front interne en mutation continue et une économie fragilisée notamment par la crise du Covid. En résumé, il ne fait aucun doute qu’Ankara a en partie porté atteinte aux intérêts de l’Italie en Libye et en Méditerranée et est devenu un acteur important capable d’avoir beaucoup d’influence dans la région. Cependant, il est tout aussi vrai qu’à l’heure actuelle, la Turquie ne peut être considérée comme une puissance invincible capable de «chasser» définitivement l’Italie de la Libye seulement en quelques mois.

Alessandro Scipione, Mauro Indelicato. (Inside Over)

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