(Rome, 08 mars 2021). « Nous n’accepterons pas que l’armée soit un défouloir pour qui que ce soit », lance le commandant en chef de l’armée libanaise, le général Joseph Aoun, à l’adresse des dirigeants politiques.
La « grande muette » s’est enfin exprimée, ce lundi 8 mars, dans la bouche du commandant en chef de l’armée, le général Joseph Aoun, tiraillé entre son devoir de réserve et de discipline, d’une part, et son devoir de protéger la troupe d’autre part. Sa sortie intervient après la multiplication des démissions, souvent rejetées, et des fuites d’officiers supérieurs et de soldats qui croulent sous la crise financière, après que le salaire moyen des soldats ait été réduit à près de 80 dollars par mois par la dévaluation galopante de la Livre. Aussi, Joseph Aoun est tiraillé par des ordres politiques souvent dictés par le Hezbollah qui lui demandent de réprimer les citoyens qui manifestent. Or, la coupe des militaires est non seulement pleine, mais elle a fini par déborder, et mettre face-à-face les militaires et le peuple dont ils sont issus et qu’ils sont censés défendre, elle finira par imploser l’armée.
Ainsi, dans un discours virulent prononcé ce lundi devant l’état-major de l’armée et les chefs de brigades et d’unités, Joseph Aoun s’est penché sur les défis de l’armée dans le cadre de la crise socioéconomique et financière actuelle. Il a interpellé les dirigeants politiques et leur a demandé ce qu’ils comptaient faire pour lutter contre l’effondrement du pays, affirmant avoir préalablement mis en garde contre une situation « explosive ». Il a avoué que « le budget de l’institution militaire se réduit d’année en année, obligeant le commandement à prendre des mesures d’austérité » (NDLR : l’armée avait supprimé la viande dans les menus de la troupe, en juin 2020) et que « les militaires, comme le peuple, souffrent et ont faim, ce qui impacte négativement le moral des militaires. Nous avons beaucoup discuté de cette question avec les responsables concernés, sans résultat. L’armée et les souffrances des militaires ne les intéressent pas ! », a-t-il regretté. A ce sujet, il a reconnu que l’armée a reçu des dons offerts par des armées amies (notamment l’armée française et l’armée américaine, NDLR).
Le général Joseph Aoun a également dénoncé des « campagnes » politiques et médiatiques lancées contre l’armée par « certaines parties » qu’il n’a pas nommées. Mais selon un officier à la retraite, le message du commandant désigne clairement le Hezbollah qui « constitue un Etat dans l’Etat », et qui « dispose d’une armée milicienne suréquipée » (NDLR : à cet égard, Joseph Aoun est dans le collimateur du Hezbollah qui lui reproche d’avoir des relations privilégiées avec les armées française et américaine). Autrement dit, notre interlocuteur croit savoir que « la coupe de Joseph Aoun a débordé : il est parasité par le Parti de Dieu qui cherche à faire imploser l’armée, dernier symbole étatique solide, pour le remplacer, soit en réduisant son budget, soit en la mettant face au peuple ».
Avec un ton sérieux, Joseph Aoun a dénoncé ceux qui « voudraient que l’armée soit plus docile », promettant que « tant que je serai là, cela n’aura pas lieu. La troupe est une institution qui a ses particularités et il est interdit de s’ingérer dans ses affaires internes », a-t-il insisté.
Le commandant en chef de l’armée a évoqué les manifestations en cours à travers le pays, quelques heures à peine après la tenue d’une réunion du conseil de défense au palais présidentiel, au cours de laquelle le président Michel Aoun a demandé l’intervention des forces armées pour déloger les manifestants et ouvrir les routes. Le commandant de l’armée ne semble pas du même avis : « la liberté d’expression pacifique est consacrée dans la Constitution et les conventions internationales », a-t-il rappelé, ajoutant que l’armée s’oppose à toute atteinte des biens publics et privés et ne permettra aucune atteinte à la stabilité et à la paix civile ».
Ce soir, les Libanais applaudissent des deux mains la position de l’armée, bien qu’elle soit tardive et prise sous la contrainte, et s’attendent à ce que les militaires soient plus tolérants à l’égard des manifestants. De fait, selon des sources bien informées, le Hezbollah a accentué ses pressions sur la présidence de la République et menacé d’envoyer ses manifestants en motos occuper les abords du palais présidentiel, et exigé l’intervention de l’armée pour ouvrir les routes, y compris par la force. Michel Aoun et son gendre Gebran Bassil souhaitaient surtout employer la force dans les régions chrétiennes dans l’espoir de reprendre l’initiative et remonter le moral de leurs partisans, de moins en moins nombreux. Ils viennent d’être désavoués par le commandement de l’armée. Toutefois, les militaires sont intervenus pour rétablir la circulation entre Beyrouth et le Sud du pays à la demande du Hezbollah. Ce qui atteste que le général Joseph Aoun est dans une position des plus délicates et doit jongler pour protéger l’institution. Mais sa marge de manœuvre est bien étroite. Le souvenir du général François el-Hajj, assassiné en 2007, doit flotter sur l’ensemble de l’état-major. Il a été assassiné après avoir franchi les lignes rouges dressées par le Hezbollah autour du camp de Nahr el-Bared et avait poursuivi le combat contre le groupe terroriste pro-syrien de Fateh al-Islam.