Les raisons pour lesquelles Vladimir Poutine affame l’Afrique et blâme l’Occident

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(Rome, Paris, 26.07.2023). En se retirant de l’accord sur les céréales et en bombardant les centres d’exportation ukrainiens, la Russie continue de saper la sécurité alimentaire mondiale. A la veille du forum Russie-Afrique, le président rejette la faute sur les pays occidentaux et dépeint la Russie comme une puissance salvatrice. Mais les chiffres le démentent

Lundi, un bombardement par des drones kamikazes a détruit un entrepôt de céréales sur le Danube, à quelques mètres seulement de la frontière avec la Roumanie. Ce n’est que le dernier développement en date de la longue offensive du Kremlin contre l’industrie agricole ukrainienne, l’un des principaux canaux de financement du pays envahi. Après avoir rompu l’accord sur les céréales, mettant sérieusement en difficulté les exportations ukrainiennes de céréales via la mer Noire, Moscou a, du jour au lendemain, bombardé les ports puis a tourné son regard vers le deuxième canal de transport le plus important : le canal fluvial, en direction de l’Europe, nous explique dans son analyse, Otto Lanzavecchia, dans les colonnes du quotidien «Formiche».

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L’attaque du hangar ukrainien plongea les transporteurs dans l’incertitude. Non seulement les options pour charger et transporter en toute sécurité le grain ukrainien vers les marchés mondiaux s’amenuisent, mais les bombardements rendraient indéniablement prohibitifs les primes d’assurance  et encore moins abordables pour les opérateurs qui souhaitent travailler avec l’Ukraine, source de 10 % du blé mondial et de 15 % du maïs. Vingt barges fluviales sont nécessaires pour transporter une cargaison équivalente par voie maritime, du fait de la faible profondeur du Danube, et il existe des pays de l’Est de l’UE pour lesquels ce canal représente une menace économique.

Depuis que la Russie a mis fin à l’accord sur le blé (qui, selon le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, signifie la disparition d’une «bouée de sauvetage» pour des centaines de millions de personnes dans le monde), le prix mondial des céréales a augmenté de 17 %. La répercussion la plus grave, bien sûr, se fera sentir dans les pays où la sécurité alimentaire n’est pas garantie, avec comme exemple classique des pays d’Afrique du Nord, l’une des principales destinations des céréales ukrainiennes et parmi les endroits où l’inflation alimentaire, il y a une décennie, a contribué au déclenchement du soi-disant printemps arabe.

Il n’y aura pas de pénurie de blé dans un avenir proche, grâce à de bonnes récoltes au Brésil et en Australie.

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Mais la flambée des prix, également affectée par l’interdiction des exportations de riz par l’Inde et qui pourrait s’aggraver en cas de pénurie prolongée de blé ukrainien, constitue une menace imminente pour la stabilité (alimentaire) de ces pays africains, qui font eux-mêmes l’objet des visées russes. Pour Moscou, le continent africain représente un espace pour faire prévaloir son influence (en se positionnant comme une alternative aux puissances occidentales) et exploiter les ressources. Mais aussi une arme hybride à diriger vers l’Europe, favorisant l’instabilité afin d’augmenter la pression migratoire.

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Il est donc tout naturel que le Kremlin mette immédiatement ses outils de propagande à contribution pour rejeter la faute sur les exportations de céréales et désigner l’Occident comme le véritable responsable/coupable d’une éventuelle crise alimentaire. Pas une opération facile, étant donné que de nombreux gouvernements africains et l’Union africaine elle-même ont critiqué la sortie de l’accord sur le blé.

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C’est la raison d’être de l’article signé par le président russe Vladimir Poutine et paru sur le site du Kremlin à la veille du sommet russo-africain de Saint-Pétersbourg.

La Russie, rappelle le tsar dans l’article, a toujours été soucieuse de garantir la sécurité alimentaire mondiale, mais l’Occident «a utilisé [l’accord] sans vergogne pour enrichir les grandes entreprises américaines et européennes qui exportaient et revendaient des céréales d’Ukraine».

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Plus de 70 % des exportations ukrainiennes dans le cadre de l’accord, poursuit-il, «se sont retrouvées dans des pays à revenu élevé et intermédiaire, y compris l’Union européenne, tandis que des pays comme l’Éthiopie, le Soudan et la Somalie, ainsi que le Yémen et l’Afghanistan, ont reçu moins de 3 % des livraisons».

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Naturellement, les données fournies par les Nations Unies parlent d’une toute autre histoire : 57 % des exportations dans le cadre de l’accord ont été destinées aux pays en développement. De plus, le simple fait de mettre des céréales ukrainiennes sur le marché contribue à soulager la pression et à faire baisser les prix (de 23 % depuis mars de l’année dernière). Sans parler des organisations internationales qui, bien que non basées dans les pays à risque, acheminent le blé là où il est nécessaire : en juillet 2023, le Programme alimentaire mondial de l’ONU (PAM), directement impliqué dans la sécurité alimentaire des pays africains, a acheté les 80 % de céréales d’Ukraine dans le cadre de l’accord.

Rien de tout cela n’empêche Poutine d’exploiter cyniquement la crise artificielle comme une opportunité. Après avoir imputé la crise alimentaire mondiale aux sanctions occidentales (sans toutefois mentionner que ces sanctions n’affectent en rien le commerce alimentaire entre la Russie et les pays tiers), le tsar courtise les dirigeants africains.

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«Je tiens à assurer que notre pays est en mesure de remplacer le blé ukrainien à la fois sur une base commerciale et gratuite, d’autant plus que nous nous attendons à une nouvelle récolte record cette année», écrit-il dans l’article. Et en effet, il y a ceux qui ont des raisons de se réjouir : les agriculteurs russes, qui voient les prix du marché de leurs céréales s’envoler.

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