(Rome, Paris, 19 janvier 2025). L’Égypte traverse un moment crucial de son histoire contemporaine, aux prises avec de graves crises économiques, des pressions démographiques et un contexte régional en pleine mutation. La présidence d’Abdel Fattah al-Sissi, caractérisée par des mégaprojets ambitieux et une diplomatie régionale affirmée, est désormais confrontée à des défis croissants. Pour comprendre la trajectoire actuelle de l’Égypte, il est nécessaire d’analyser ses turbulances internes, sa diplomatie régionale et sa dynamique complexe de politique étrangère, nous explique Giuseppe Gagliano dans «Inside Over».
Une économie en difficulté
L’économie égyptienne souffre d’une combinaison de mauvaise gestion interne et de chocs externes. La pandémie de COVID-19, la guerre en Ukraine et la hausse mondiale de l’inflation ont révélé la fragilité structurelle du système financier égyptien. Avec une inflation galopante et une dette publique atteignant 95 % du PIB, la situation est désastreuse pour des millions d’Égyptiens. L’épargne a fondu, le pouvoir d’achat a chuté et les pénuries de biens essentiels tels que les médicaments sont devenues une réalité quotidienne. Malgré le soutien financier des monarchies du Golfe et des alliés occidentaux, y compris les investissements des fonds souverains et les aides de l’Union européenne, les failles du modèle économique sont évidentes. Les revenus du tourisme et du canal de Suez apportent un soulagement partiel, mais ne suffisent pas pour compenser les déficits croissants. La dévaluation de la livre égyptienne, tout en stimulant les transferts de fonds des expatriés, a exacerbé le mécontentement social.
Les élections présidentielles et la guerre à Gaza
Les élections présidentielles de décembre 2023 se sont déroulées dans une atmosphère morose, assombrie par la guerre à Gaza. Ce conflit a néanmoins renforcé indirectement le régime, puisque l’opinion publique égyptienne, craignant de répéter les erreurs historiques, a soutenu la décision du gouvernement de rejeter la réinstallation massive des Gazaouis dans le Sinaï.
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Les Egyptiens, conscients de l’expérience de la Jordanie et du Liban avec les réfugiés palestiniens, ont largement soutenu cette position, unissant des factions idéologiques opposées, à l’exception des Frères musulmans. Malgré sa faible popularité, le leadership d’al-Sissi a bénéficié d’un soutien temporaire, alimenté par l’idée selon laquelle un dirigeant militaire est mieux «armé» pour faire face aux périodes troublées. Cette unité pourrait toutefois s’estomper à mesure que les difficultés économiques s’aggravent.
La bombe démographique
La population égyptienne a dépassé les 114 millions d’habitants, ce qui exerce une pression considérable sur les ressources. Si les initiatives d’aménagement urbain, telles que la construction d’une nouvelle capitale administrative, visent à alléger le fardeau du Caire, ces projets sont souvent perçus comme de priorités malavisées dans un pays en proie à la pauvreté et au chômage. Les efforts visant à limiter la croissance démographique ont historiquement échoué, les normes culturelles et religieuses étant profondément ancrées dans la société égyptienne. Toutefois, le pessimisme économique et la hausse du coût de la vie commencent à ralentir le taux de croissance, bien que de manière marginale.
Diplomatie régionale : Gaza, le barrage de la Renaissance et au-delà
Le rôle de l’Égypte en tant que médiateur dans le conflit de Gaza souligne son importance dans la diplomatie régionale. Contrairement au Qatar, qui s’aligne souvent sur le Hamas, le Caire s’est positionné comme un médiateur pragmatique, prônant des cessez-le-feu et de l’aide humanitaire.
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Le gouvernement reste attaché à la solution à deux États, la considérant comme vitale pour la stabilité régionale et ses intérêts nationaux, contrairement à l’idée selon laquelle l’Égypte a intérêt à perpétuer le statu quo.
Dans la Corne de l’Afrique, les tensions avec l’Éthiopie au sujet du barrage de la Renaissance restent toujours sans solution.
Pour Le Caire, le Nil est une bouée de sauvetage, et les actions unilatérales de l’Éthiopie sur ce projet sont perçues comme des menaces existentielles. Bien que les deux pays aient évité un conflit à grande échelle, le risque d’escalade persiste. Les efforts diplomatiques sont entravés par la méfiance mutuelle et la rhétorique incendiaire, ce qui complique toute perspective de résolution durable.
Rapprochement turco-égyptien : un chantier en cours
Après une décennie de relations tendues, l’Égypte et la Turquie reconstruisent prudemment leurs relations. Les intérêts communs en Libye et en Méditerranée orientale, ainsi que les changements dans les alliances régionales après Gaza, ont catalysé le dialogue.
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Bien qu’Ankara ait fait des gestes conciliants, tels que la limitation des émissions anti-égyptiennes depuis Istanbul, l’héritage de méfiance, notamment sur la question des Frères musulmans, persiste. Sur des questions telles que les différends maritimes, le Caire a maintenu une neutralité prudente, affichant sa volonté de servir de médiateur entre la Grèce et la Turquie.
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Cependant, le chemin vers une normalisation complète reste semé d’embûches, notamment sur l’avenir de la Libye, où les deux nations soutiennent des factions opposées.
Un équilibre délicat dans une région instable
La stratégie géopolitique de l’Égypte est façonnée par sa position unique au carrefour de l’Afrique, du monde arabe et de la Méditerranée. De la gestion des conséquences de la guerre à Gaza à ses relations complexes avec les États du Golfe, l’Éthiopie et la Turquie, la diplomatie du Caire est à la fois ambitieuse et précaire.
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Sur le plan intérieur, les défis ne sont pas moins importants. Avec une économie au bord de l’effondrement, une population en croissance rapide et un mécontentement social latent, l’avenir de l’Égypte dépendra de sa capacité à s’adapter à ces pressions convergentes.
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Le régime d’al-Sissi a peut-être résisté aux tempêtes immédiates, mais les courants plus profonds de désillusion et des complexités géopolitiques exigent bien plus que des solutions à court terme. L’Égypte se trouve à la croisée des chemins : ses choix façonneront non seulement sa trajectoire, mais affecteront aussi la stabilité de l’ensemble de la région.
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