L’Europe, à long terme, passe à une économie de guerre

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(Paris, Rome, 22 mars 2024). « Nous devons être prêts à nous défendre et à passer à une économie de guerre. Le moment est venu d’assumer la responsabilité de notre propre sécurité. Nous ne pouvons plus compter sur les autres ni être à la merci des cycles électoraux aux États-Unis ou ailleurs ». Ainsi, à la veille de l’un des Conseils européens les plus chauds de ces dernières années, a déclaré le président de l’autorité suprême de l’Europe des Vingt-Sept Charles Michel, coordinateur de l’organe qui regroupe les détenteurs du pouvoir exécutif de l’Union.

L’économie européenne entre dans la période « d’avant-guerre »

Les propos de l’homme politique belge ouvrent un débat sur la mobilisation de guerre des économies européennes jusqu’au plus haut niveau des institutions. A comprendre de différentes manières : augmentation des capacités de dissuasion, relance des dépenses militaires, renforcement du principe de sécurité collective dans les domaines stratégiques pour l’économie au-dessus de la logique du profit, en perspective de remobilisation des sociétés pour une ère de conflit croissant. En d’autres termes, nous passons d’une longue période d’après-guerre à une phase d’avant-guerre, paraphrasant non seulement les propos de Charles Michel mais aussi les propos du secrétaire britannique à la Défense, Grant Shapps, prononcés le 15 janvier, tel que rapporté par Andrea Muratore dans son décryptage dans les colonnes du quotidien «Inside Over».

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Dans son éditorial envoyé à plusieurs journaux européens, Charles Michel a rappelé comment tout cela tenait : la protection de l’Europe, l’engagement à soutenir l’Ukraine, la recherche d’un deuxième volet communautaire pour le camp atlantique : « Nous devons renforcer nos capacités (tant pour l’Ukraine que pour l’Europe) pour défendre le monde démocratique. Une Europe plus forte contribuera également à renforcer l’alliance de l’OTAN et notre défense collective. » Quatre ans après avoir initialement rejeté les euro-obligations de soutien à l’économie européenne proposées par Giuseppe Conte et Pedro Sanchez, alors qu’au début de la pandémie de Covid-19, en mars 2020, l’Italie et l’Espagne étaient submergées par la contagion que Charles Michel en est venu à ouvrir au financement de programmes de défense avec une dette européenne commune. « Les investissements dans la défense sont coûteux mais sans eux nous ne pouvons pas augmenter notre production dans ce secteur. Nous devons faciliter la manière dont l’industrie peut accéder plus facilement aux financements publics et privés. L’émission d’obligations européennes de défense afin de lever des fonds pour acheter des équipements ou investir dans notre industrie pourrait également être un moyen puissant de renforcer notre base technologique, innovante et industrielle.

Michel, tout comme Macron et Draghi : le mot d’ordre et la mobilisation

Les propos de Michel développent le concept de « l’économie de guerre » européenne à laquelle de nombreux dirigeants communautaires étaient déjà revenus ces dernières années lors de la phase de mobilisation pré-conflit des systèmes de production nationaux.

« La France et l’Union européenne sont entrées dans une économie de guerre » pour laquelle « il faudra s’organiser pour longtemps », a déclaré le président français Emmanuel Macron le 13 juin 2022, à Eurosatory, le plus grand salon international de défense et de sécurité du territoire. Le Président Macron parlait alors d’«une économie dans laquelle il faudra aller plus vite, penser différemment le rythme, les augmentations de charges, les marges. Pouvoir reconstituer plus rapidement ce qui est essentiel pour nos forces armées, pour nos alliés ou pour ceux que nous voulons aider». Après tout, une économie dans laquelle nous ne pouvons plus vivre au rythme et avec la grammaire d’il y a à peine un an. Tout a changé. Encore une fois, deux ans après le Covid, nous en sommes au nouveau mantra : « plus rien ne sera jamais comme avant ». Un «quoi qu’il en soit géopolitique» qui a relancé la métaphore de la guerre deux ans après l’éditorial de Mario Draghi dans le Financial Times sur la « guerre contre le Covid ».

Draghi en 2020, Macron en 2022, Michel en 2024 : trois contextes différents, un concept commun, celui de la « mobilisation » des dispositifs sur la vague de l’urgence. Le véritable tournant qu’impose l’économie de guerre ne réside pas tant dans la propriété des moyens de production, dans l’ampleur des investissements ou dans la création de nouveaux systèmes que dans le changement total des règles du jeu.

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L’Europe en prend d’ailleurs conscience avec le reste du bloc atlantique en analysant comment, de l’autre côté de la barricade, la Russie gère la guerre en Ukraine avec un système de production de guerre entièrement mobilisé qui lui permet de combler les déficits de production et de suivre les fournitures occidentales à Kiev.

Économie de guerre et guerre économique : clarifions les choses

De ce point de vue, la Russie a compensé les sanctions et les problèmes imposés par le siège financier, industriel et commercial de l’Occident. Un fait qui, dans le contexte du nouveau monde conçu par la guerre en Ukraine, nous invite à réfléchir sur un thème : l’économie de guerre ne chevauche la guerre économique que dans une mesure minime. Alors que la guerre économique est l’utilisation, à la fois dans un contexte explicite et dans une situation de paix, de la finance, de l’industrie et des entreprises stratégiques comme force motrice pour faire pression sur un pays hostile, l’économie de guerre fait référence à l’allocation des ressources et à la gestion des ravitaillements d’un système engagé dans un scénario de conflit.

Pour donner un exemple relatif à la Seconde Guerre mondiale, l’économie de guerre était la rationalisation de la production imposée par le gouvernement de Winston Churchill grâce à Lord Beaverbook visant à favoriser la production d’avions au moment de la bataille d’Angleterre ; la guerre économique, c’était la campagne de bombardements contre l’Allemagne visant à frapper la main-d’œuvre et les secteurs de composants (notamment les roulements à billes) où le Reich était déficitaire. Le choix de Staline de déplacer une grande partie de la capacité industrielle soviétique au-delà de l’Oural en 1941 face à l’invasion nazie était une économie de guerre ; c’est la guerre économique qui conduit l’année suivante l’Armée rouge à incendier Majkop et les champs pétroliers du Caucase pour ne pas les laisser tomber aux mains des Allemands.

Sur le front du retour de l’économie de guerre en Europe, le Covid fut pour ainsi dire la répétition générale. L’Ukraine est la version amplifiée du drame. Avec sa comparaison « des armes comme des vaccins », la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a peut-être involontairement consolidé cette interprétation.

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Parler d’économie de guerre a longtemps été synonyme de parler de l’état de conflit de fait, dans lequel se trouve l’Europe, via l’Occident, avec la Russie et du fait qu’elle impose des politiques dignes d’une phase où il faudrait mener une campagne sur le terrain : rationaliser les forces productives dans les secteurs dans lesquels on pense que l’adversaire peut exploiter les vulnérabilités et, par conséquent, mener des actions de guerre économique contre le tissu productif national. Hier, ce sont l’énergie, la cyber-sécurité, les technologies et les infrastructures critiques qui ont été surveillées de près. Aujourd’hui, nous passons à la deuxième phase de la planification de l’économie de guerre : celle de la mobilisation du système de production fonctionnel au réarmement stratégique.

L’économie de guerre à laquelle l’Europe se prépare devra être évaluée en fonction d’une série de paramètres qui devront être comparés à la résilience du système européen de production, à la sécurité des sources d’approvisionnement et aux stratégies de gestion de la confrontation avec les rivaux tels que la Russie, mais aussi avec « l’état de l’art » dicté par des alliés tels que les États-Unis. Nous en avons identifié six.

Mobilisation et accélération

Le premier plan auquel doit être évaluée une économie de guerre est celui de la mobilisation sectorielle de toutes les énergies disponibles.

Pour l’Europe, dans le domaine énergétique, cette mobilisation en économie de guerre avec la course au remplacement du gaz russe est devenue une évidence.

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Washington a depuis longtemps mobilisé sa base technologique pour renforcer la solidité de son industrie et de sa production dans la transition verte, dans la souveraineté énergétique, dans les technologies critiques, dans les semi-conducteurs pour consolider le découplage et réduire la dépendance vis-à-vis de son rival chinois et réduire le poids de la Russie. Cette dernière, en termes de mobilisation, est en pleine capacité dans la phase finale de l’économie de guerre, qui consacre la base industrielle à la production d’armements.

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L’économie de guerre promeut aussi des politiques d’accélération technologique à l’avenir : les discussions sur la défense européenne sont claires. L’économie de guerre impose la méthode taylorienne de gestion des ressources en vertu de l’efficacité maximale de chaque argent et de chaque travailleur engagé. Il est logique que soient privilégiées les branches qui, dans le domaine de la Défense ou dans d’autres secteurs, offrent les rendements stratégiques les plus sûrs, tandis que les secteurs fragiles peuvent être laissés pour compte. En outre, Mario Draghi, en souhaitant une « mobilisation » de l’économie en 2020, a rappelé la « destruction créatrice » de Joseph Schumpeter, théorisée sur la base des ruines économiques de la Grande Guerre. Sur le front militaire, l’OTAN a créé une agence, la «Diana» (Accélérateur d’innovation de défense pour l’Atlantique Nord), afin d’accélérer et d’incuber des start-ups innovantes et des processus de technologie approfondie (deep tech) permettant de renforcer les technologies de l’Alliance atlantique. La Russie, en revanche, sur le front technologique, ne poursuit pas pour l’heure sa mobilisation guerrière parallèlement à une véritable amélioration technologique dans une grande partie des secteurs.

Le « keynésianisme militaire » et les gouvernements sur le terrain

Cependant, les données sur le PIB montrent qu’en Russie, un véritable exemple de « keynésianisme militaire » (John Maynard Keynes, est un des penseurs auquel tout économiste fait inévitablement référence, Ndlr), le troisième facteur clé d’une économie de guerre, bat son plein. De même, en Europe et aux États-Unis, l’accélération des investissements dans la défense existe sans aucun doute et la menace russe la justifie. Outre l’autodéfense, les dépenses militaires ont tendance à gonfler dans un contexte d’économie de guerre car l’urgence nécessite un réarmement, ce qui mobilise d’importantes sommes de fonds publics. Le budget de la défense d’un gouvernement, selon une application accélérée des préceptes de John Maynard Keynes, stabilise le cycle économique en augmentant considérablement la demande publique. Cela s’applique également, dans la situation actuelle, aux secteurs à forte intensité énergétique et technologique. En d’autres termes, les investissements militaires contribuent également à générer du PIB. Et cela peut, à court terme, justifier des dépenses militaires par la croissance économique.

Une économie mobilisée exige alors une planification gouvernementale accrue. Pour de nombreux pays, le Covid a été un terrain d’entraînement pour ce que nous verrons de plus en plus dans les années à venir : les États reviennent dans le jeu avec le Covid et visent à le faire encore aujourd’hui, en stabilisant les marchés les plus à risque. Les lois du marché sont suspendues dans divers secteurs et le « dilemme sécuritaire » issu des réflexions d’Adam Smith est de nouveau d’actualité : un système capitaliste doit, dans les phases critiques, faire passer la sécurité avant la prospérité apportée par le libre-échange. Au risque de succomber à la logique de la concurrence qui nous oblige à regarder la nationalité d’un acteur économique avec lequel nous travaillons avant même sa rentabilité en tant que partenaire. Un précepte qui, dans les secteurs les plus mobilisés, est manifestement appliqué avec ouverture d’esprit.

Il reste cependant deux facteurs critiques sur lesquels la capacité de l’Europe à ramener sa mobilisation au niveau d’avant-guerre reste à tester. A savoir ceux qui font la différence pour qu’une reconversion économique de cette ampleur soit stratégiquement durable.

L’économie de guerre entre sacrifices et inflation

D’une part, il y a la volonté de sacrifice, ou plutôt l’affirmation d’un principe : l’économie de guerre coûte de l’argent. Elle coûte en termes de détournement de la production et des revenus des secteurs traditionnels, et elle coûte surtout en termes d’augmentation des prix de services apparemment garantis. Par exemple, dans une attitude contre-intuitive par rapport à notre vision traditionnelle, et à certains égards, sans doute à courte vue, l’Europe a accepté pendant deux ans de subir des dégâts plus importants que ceux des Etats-Unis et de voir ses difficultés économiques s’accroître afin de poursuivre l’objectif de faire plier la Russie par des sanctions alors que les prix de l’énergie ont grimpé en flèche.

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Et de l’autre, nous avons l’inflation comme partenaire structurel d’un système mobilisé dans une économie, de facto, « de guerre ». L’inflation énergétique et l’inflation due à la cupidité, autrement dit aux profits extra-financiers, pharmaceutiques et énergétiques en premier lieu, ont déjà contribué à créer d’importantes tensions sociales en Occident depuis la pandémie. L’Europe est-elle prête à une inflation de la mobilisation guerrière ? Et plus généralement, est-elle prête à opérer une transformation aussi radicale ? Les classes dirigeantes en font le pari. Mais la pérennité du système reste à démontrer. Et la question clé reste très ouverte : au nom de quelle vision du monde sommes-nous mobilisés ? Sans réponse claire à cette question, l’Europe restera un objet, et non un sujet, de la dynamique internationale.