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Ukraine-infiltrations: la Turquie, les Etats-Unis, les ex-djihadistes de l’EI et le plan des services russes

(Rome, Paris, 17.05.2023). Essayer de s’informer, comprendre ce qui se passe dans le monde musulman ukrainien, celui, pour être précis, proche des Tatars de Crimée et donc considéré comme dangereux pour les intérêts de Moscou. Tels sont quelques-uns des objectifs des activités du FSB, héritier du KGB de l’ère soviétique, en Ukraine. Des objectifs jugés vitaux à tel point que, pour les atteindre, d’anciens combattants de l’Etat islamique auraient été enrôlés. L’indiscrétion est apparue au cours des dernières heures sur le site Web «Meduza» et a été reprise par d’autres médias, tels que le «Moscow Times». Les services russes, notamment, auraient utilisé des terroristes capturés en Syrie pour infiltrer les bataillons tatars en Ukraine et «siphonner» un maximum d’informations. Le recrutement pro-Kiev mis en place en Turquie est également dans le collimateur, comme le rapporte le quotidien «Il Giornale/Inside Over».

L’histoire de Baurzhan Kultanov

Certains rédacteurs de Meduza ont contacté un ancien combattant de l’Etat islamique. Il s’appelle Baurzhan Kultanov. L’article, contient également un document : la photo de sa carte d’identité qui fait référence à une origine du centre ou de l’est de la Russie. Cependant, il est citoyen de la fédération et, de son propre aveu, il a rejoint en 2014 les combattants de l’État islamique en Syrie. Kultanov a brièvement raconté son expérience au sein du califat. Il vivait à Raqqa, la « capitale » de l’État islamique autoproclamé, mais a vite été déçu par ce qu’il a vu sur le terrain. Il a déclaré aux journalistes de Meduza qu’il avait embrassé la cause djihadiste pour aider les musulmans du monde entier, mais en Syrie, il s’est rendu compte que l’EI était principalement la cause du chaos. C’est ainsi, qu’en novembre 2014, il a payé au moins cent dollars à un guide pour traverser la frontière vers la Turquie. Le pays que, des mois plus tôt, il avait parcouru (comme beaucoup d’autres) en sens inverse pour rejoindre les groupes islamistes.

De retour à Istanbul, il demande l’asile politique dans un bureau des Nations Unies. Cependant, il n’a pas dit aux autorités qu’il s’était battu pour l’Etat islamique. Une fois découvert, Kultanov a été arrêté et, en juin 2015, a été extradé vers la Russie. C’est là, en effet, que les autorités avaient ouvert un dossier contre lui. Arrivé dans un bureau du FSB à Astrakhan, à quelques pas de la frontière avec le Kazakhstan, il a été abordé par un officier du FSB. Il s’appelle Alexander Pisarev, il fait partie des enquêteurs qui détient le dossier le concernant. C’est ce dernier qui lui a demandé de collaborer. La proposition était simple : Kultanov risquait 20 ans de prison, mais s’il acceptait de collaborer avec le FSB, il ne resterait en prison que 4 ans. C’est ce qui s’est réellement passé.

L’ancien milicien de l’Etat islamique a été libéré en 2019 et a, depuis lors, commencé à travailler comme agent. Ses missions se sont immédiatement concentrées sur l’Ukraine. Et, en particulier, les tentatives de se faufiler dans les bataillons tchétchènes du côté de Kiev dans le Donbass. Un responsable du FSB lui ordonne : « vous n’avez rien à inventer, votre histoire et votre expérience de combat parlent d’elles-mêmes. Dites-leur que vous n’aimez pas la Russie et ils vous accueilleront à bras ouverts ». Être musulman et avoir combattu en Syrie, en un mot, étaient les clés d’accès de Kultanov aux groupes où il devait travailler en tant qu’infiltré.

L’objectif principal de Moscou : atteindre Isa Akayev

Il y a un nom qui, comme toujours déclaré sur Meduza par le chercheur Andrey Soldatov, à partir de 2014, a représenté une véritable obsession pour le FSB. Il s’agit d’Isa Akayev. C’est lui qui commande le bataillon de Crimée, formé par les Tatars originaires de la péninsule annexée en 2014 par la Russie. Akayev, actuellement engagé sur le front ukrainien, il a déclaré en mars 2022 son intention de tuer des soldats russes « par tous les moyens permis par la charia », la loi islamique. Des déclarations fortes qui donnent une idée de la façon dont, au sein du Bataillon, la composante islamique est très présente. Une circonstance qui alerte davantage Moscou.

Kultanov, au cours de ses premières années en tant qu’agent d’infiltration du FSB, a été chargé de comprendre comment les Tatars parviennent à recruter des combattants et comment Kiev les a soutenus. L’objectif clé de la sécurité était donc représenté par « atteindre Isa Akayev à tout prix ». Un objectif qui est certainement toujours d’actualité : le nationalisme des Tatars est perçu comme un obstacle à la stabilité de la Crimée, étant une source d’attraction pour plusieurs combattants musulmans.

Contrôle du recrutement pro-ukrainien en Turquie

Mais avec le début des opérations militaires contre l’Ukraine, Kultanov a été affecté à une autre mission. Envoyé en Turquie, l’ancien combattant de l’Etat islamique a reçu l’ordre d’en savoir le plus possible sur le rôle d’une fondation turque dans le recrutement pro-Kiev. L’organisme en question est l’IHH, («İnsani Yardım Vakfı» est une ONG humanitaire turque d’inspiration musulmane, acteur de référence dans le domaine de l’action humanitaire) officiellement engagée dans des activités caritatives mais soupçonnée d’agir en faveur de divers groupes de combattants. Un soupçon qui vient non seulement de Moscou. En 2010, par exemple, les autorités allemandes ont interdit toute activité de l’IHH en raison d’enquêtes qui ont révélé des liens entre la fondation et le Hamas. La chercheuse Vera Mironova a confirmé à Meduza que l’organisation est bien en contact avec des russophones en Turquie.

« Vous êtes nos yeux et nos oreilles là-bas », aurait dit un agent du FSB à Kultanov, « mais vous n’êtes pas le seul ». Des yeux et des oreilles qui ont servi à mieux comprendre les liens entre certains milieux musulmans russophones et les bataillons engagés en Ukraine. Le tout, en exploitant d’anciens combattants de l’Etat islamique. Kultanov n’était pas le seul. Il a ensuite été identifié par les autorités turques et arrêté, officiellement pour violation des lois sur l’immigration. Meduza s’est fait le porte-parole d’une demande, adressée à Ankara, visant à éviter son extradition vers la Russie, où il risquerait d’être condamné pour haute trahison.

Son histoire n’est pas la seule du genre. Meduza a été en contact avec d’autres anciens combattants de l’Etat islamique. Parmi ceux-ci se trouve Karim, originaire de la république du Daghestan. Selon lui, les tentatives d’infiltration du FSB au sein des groupes musulmans pro-Kiev sont désormais bien connues. Un secret qui n’en est plus un. Un responsable, évidemment anonyme, des services russes a confirmé cette stratégie. Mais il a ajouté que les tentatives d’infiltration dans les rangs des Tatars ou d’autres groupes se sont souvent soldées par un échec.

Des espions envoyés entre le Mexique et les États-Unis

Des tentatives d’infiltration auraient également été enregistrées le long d’une des frontières les plus chaudes de la planète. Celle entre le Mexique et les États-Unis, surtout connue pour la pression migratoire en provenance d’Amérique latine. Ici, certains Russes se seraient présentés comme des membres d’ONG expulsés de la fédération et donc demandeurs d’asile. Un plan, comme l’a raconté la chercheuse Vera Mironova, concrétisé par la détention d’au moins 50 citoyens russes aux États-Unis à partir de février 2022. Autrement dit, depuis le début de la guerre en Ukraine.

Selon Mironova, les espions du FSB se présenteraient comme des journalistes d’ONG persécutées afin d’obtenir l’asile et de s’infiltrer aux États-Unis. D’autres espions auraient été arrêtés ces dernières semaines. L’affaire a pris une tournure politique le 8 mars dernier, lorsque le député texan Pat Fallon a officiellement demandé au service des douanes un rapport public sur les ressortissants russes appréhendés à la frontière…

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