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Une nouvelle armée de libération menace la stabilité de la Russie

(Rome, Paris, 27 octobre 2022). Dans le kaléidoscope de la dissidence russe non officielle, un nouveau sujet fait son apparition : cette fois, cependant, des revendications territoriales se mêlent à la résistance au régime de Vladimir Poutine. Cette nouvelle « armée de libération » vient de Bachkirie, une république de la Fédération de Russie située dans le district fédéral de la Volga. Le 21 septembre, suite à la mobilisation partielle, les nationalistes bachkirs annoncent la création d’une résistance armée. Ils louent les protestations violentes, y compris des incendies criminels dans les bureaux de recrutement des militaires et des partis politiques, mais surtout ils soutiennent la sécession du Bachkortostan de la Russie, comme rapporté par Francesca Salvatore du quotidien italien «Inside Over».

Le lien avec Rospartizan

Les Rospartizan, qui ont revendiqué l’attentat contre Daria Dougine à la fin de l’été, se présentent comme l’Armée nationale républicaine (ANR), une formation dont on n’avait aucune nouvelle (sur le web), à l’exception de leur chaîne Telegram ouverte quelques mois plus tôt.

Désormais, sur ces mêmes chaînes, sont diffusés des reportages qui parlent de la constitution de ce nouveau groupe de dissidents armés. Le 20 octobre dernier, c’est la chaîne Rospartizan Telegram qui a donné la parole, qui à son tour, a repris un article du média en ligne « Вёрстка » annonçant la formation du groupe. Dans cette affaire également, se trouve le dissident russe Ilya Ponomarev, ancien membre de la Douma, expulsé pour activités anti-Kremlin, en exil en Ukraine depuis 2014 (le seul à avoir voté contre l’annexion de la Crimée). Ponomarev, à qui le Rospartizan avait confié le message de la revendication, a posté le 20 octobre dernier sur sa chaîne Telegram l’annonce de la mise en place de la résistance bachkire.

Ce que demande la résistance bachkire

Pour comprendre comment ce groupe s’est formé, il faut remonter au 21 septembre, jour où la mobilisation partielle a été annoncée. Sur Telegram, en fait, une chaîne portant le nom de « Comité de la résistance bachkire » apparaît. Sa couverture représente un poing serré sur un fond rouge, très similaire dans son concept à l’icône affichée sur la chaîne NRA. La légende ci-après se lit comme suit : « Le Bachkortostan sera libre ! ». Les administrateurs anonymes dans leur premier message écrivent que la chaîne a été « créée pour organiser la résistance nationale au Bachkortostan contre le pouvoir de Poutine ». L’un des premiers messages publiés fait l’éloge de la désertion : « Notre conseil à tous : évitez la mobilisation, cachez-vous, partez ». Et si vous avez la force de vous lever et de vous dire : « Assez ! Je me battrai pour ma patrie ! – Alors vous êtes au bon endroit ! ».

La chaîne présente des images de manifestations sur le mont Koushtau (considéré comme sacré) et l’inscription : « Il n’y aura pas de mobilisation dans le Bachkortostan libre ». En fait, en août, il y a deux ans, des écologistes ont organisé une série de manifestations contre l’exploitation du mont Koushtau par la « Bachkir Soda Company » (bien que l’autorisation ait été accordée par le chef du Bachkortostan, Radiy Khabirov). La réaction du Kremlin a été inattendue : Poutine, en fait, s’est rangé du côté des manifestants, « dénonçant » sournoisement que le problème résidait dans le fait que la « Bachkir Soda Company » était passée du statut d’une entreprise publique à celui d’entreprise privée.

Les réactions aux manifestations sur les terres de Bachkirie s’inscrivaient dans un cadre plus large de protestations qui ont animé la Russie au cours de ces mois, auxquelles le Kremlin a répondu, d’une part, par une répression déraisonnablement dure, de l’autre, par le tissage d’un nouveau « société civile » contrôlée par l’État (par exemple, par le biais de mouvements volontaires pro-Kremlin).

Comment vont les dissidents bachkirs

Or ces mêmes poches de résistance choisissent aujourd’hui de s’inspirer, comme en témoigne leur republication, des chaînes anarchistes en publiant deux pamphlets – « L’ABC d’un terroriste domestique » (inclus dans la liste du matériel nécessaire) et « Un petit manuel pour un partisan urbain » – en les signant comme « Un manuel pour un combattant de la résistance bachkir » et « Un manuel de formation pour le partisan urbain bachkir ». Dans les posts qui suivent il est clair que, du moins pour l’instant, le groupe ne veut pas faire masse en se qualifiant comme une guérilla décentralisée qui vise à agir, pour l’heure, en micro-groupes de 2-3 personnes. L’intention est de renverser, répètent-ils en termes non équivoques, le régime de Poutine par une résistance violente perçue comme une « nécessité historique ».

Le 23 septembre dernier, un appel est apparu sur la chaîne appelant à incendier les bureaux d’enregistrement et d’enrôlement militaire afin « d’arrêter la mobilisation et de donner au plus grand nombre possible de conscrits, le temps de s’en éloigner. Le 24 septembre à l’aube, dans la petite ville bachkir de Salavat (du nom de Salavat Yulaev, héros national ayant participé au soulèvement de Pougatchev de 1773-1775), des pneus en caoutchouc ont été incendiés sous le portique du siège local de « Russie unie ». Dans la nuit du 3 octobre, également à Salavat, le siège du Parti communiste a été incendié, vraisemblablement avec un cocktail Molotov. L’attaque contre le siège était justifiée par la connivence du Parti communiste russe avec l’attaque contre l’Ukraine.

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La veille, le Comité a présenté un ultimatum aux responsables et députés bachkir : des militants anonymes ont demandé aux autorités d’arrêter l’acte « d’ethnocide déguisé de la population indigène » – autrement dit, la mobilisation dans les villages bachkirs et tatars. Avec des fonctionnaires et des députés en soutien à la mobilisation, ils ont promis d’agir « comme avec des bourreaux et des bouchers ».

Le rôle de Ruslan Gabbasov

Comme dans le cas de Rospartizan, qui est le « deus ex machina » de la chaîne et du groupe, reste un mystère : il n’y a en effet aucune mention de noms ou de mouvements spécifiques dans les posts. Le chef des nationalistes bachkir, Ruslan Gabbasov, a souligné à plusieurs reprises qu’il existe un mouvement de résistance clandestin dans la république et qu’il connaît les créateurs de la chaîne Telegram, bien qu’il refuse de commenter ce qui se passe sur les médias locaux.

Gabbasov a fondé, à la fin de l’année dernière, le mouvement « Bachnatspolit » qui est devenu l’héritier de Bachkort, une organisation de jeunesse fondée en 2014 avec un autre jeune nationaliste, Fail Alsynov. Le groupe a été interdit en 2020 en tant qu’«extrémiste». De sa nouvelle chaire, le chef a exhorté les Bachkirs à ne pas participer « à la guerre fratricide de deux peuples slaves apparentés » et à ne pas devenir des mercenaires, « succombant à l’agitation des propagandistes impériaux ». Mais si Bachkort était favorable à la fédéralisation tout en restant sous le joug de Moscou, les militants Bachnatspolit appellent désormais à la sécession du Bachkortostan de la Russie.

À l’automne 2021, Gabbasov s’est réfugié en Lituanie et a obtenu l’asile politique au printemps. En septembre 2022, le département du ministère de l’Intérieur du Bachkortostan a engagé une procédure pénale contre lui pour création d’une communauté extrémiste. Fail Alsynov est resté en Russie. Bien que moins actif que par le passé, il a été arrêté deux fois au printemps: il semble que le but de ces arrestations était de comprendre si Ruslan Gabbasov coordonnait les manifestations à Baymak et si des « forces pro-ukrainiennes » non spécifiées, influençaient les activités de protestations dans la république. Après l’annonce de la mobilisation, des appels à la guérilla ont commencé à apparaître sur la chaîne « Bachnatspolit ».

Pourquoi cette résistance est différente

Comme dans le cas de l’Armée nationale républicaine, les informations sur cette nouvelle formation proviennent principalement de canaux à moitiés cachés. Malgré cela, ces lointaines rumeurs de dissidence continuent d’être confirmées et documentées. Ce qui est intéressant à noter, c’est la similitude dans le style de communication et d’organisation entre ces deux grands mouvements qui font plus de bruit que d’autres. Cela pourrait signifier soit une sorte de lien (et donc de coordination), soit une émulation : dans ce second cas, la constitution d’autres groupements similaires pourrait générer des phénomènes d’émulation susceptible d’enflammer, ironie du sort, les zones périphériques de l’empire de Poutine, en d’autres termes, son principal réservoir de chair à canon.

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L’autre élément intéressant est la matrice ethno-régionale : le fait que la résistance en Bachkirie prône la désertion tout en réclamant l’indépendance est un très grave symptôme d’intolérance à l’égard de Moscou de la part de ses périphéries, ce qui démentirait l’image de capitulation et de somnolence que beaucoup en avaient jusqu’en février dernier. Si ces deux éléments venaient à fusionner en plusieurs points de la Fédération, quelque chose d’exceptionnel pourrait se produire. Exactement comme en 1989.

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