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Libye: «Comment instaurer une démocratie sans démocrates, et… en présence d’armées étrangères ?»

(Rome, 07 décembre 2021). Le 24 décembre en Libye aura lieu une élection présidentielle surveillée de près par l’ONU afin que le scrutin soit respecté. Pour Antoine Basbous, instaurer la démocratie dans un pays structuré par des logiques tribales et soumis à des intérêts étrangers relève presque de l’illusion.

Comment résoudre l’équation qui caractérise la scène libyenne – et celle de la plupart des pays arabes –, à savoir instaurer une démocratie sans démocrates ?

La première des règles de la démocratie est que les orientations du pays soient décidées souverainement. Or le «cas libyen» est aggravé par la présence de puissances étrangères qui défendent leurs propres intérêts stratégiques ainsi que près de 20.000 mercenaires (syriens, soudanais, tchadiens…). C’est le cas de la Turquie, qui déploie des forces en Tripolitaine en justifiant sa présence par un accord passé avec le gouvernement libyen internationalement reconnu ; et c’est aussi le cas de la Russie nostalgique de l’Empire soviétique et qui a saisi l’opportunité d’envoyer des hommes du groupe paramilitaire Wagner, aux ordres du Kremlin – présence que Moscou dément officiellement, malgré le déploiement de son aviation militaire dans le pays !

L’emprise de Moscou et Ankara est telle que l’on pourrait parler de condominium russo-turc en consolidation sur le théâtre libyen. Ce sont par exemple des hommes de Wagner qui ont sécurisé le déplacement de Saïf al-Islam Kadhafi à Sebha (Sud) pour présenter sa candidature à l’élection présidentielle… Inquiet d’un résultat qui va à l’encontre de ses intérêts, Ankara a convoqué ses «alliés» et leur a demandé de torpiller l’échéance.

Il faut ensuite pour que la démocratie s’installe que le verdict des urnes soit respecté. Or il n’est pas certain que les milices libyennes se plient demain à l’exercice, alors qu’elles constituent la principale force de facto en Tripolitaine, financées par l’argent public, et qu’elles ont toujours refusé de se soumettre aux autorités civiles. L’exemple que vit l’Irak en ce moment est éloquent : ayant perdu les élections législatives, les milices supplétives de l’Iran refusent de reconnaître les résultats, manœuvrent pour les modifier et finissent par réclamer l’annulation du vote.

En Tripolitaine comme en Cyrénaïque, les «barons» politiques ou miliciens dépensent l’argent public sans compter en dehors de tout contrôle sérieux et s’accrochent à leurs fiefs dont ils tirent pouvoir et richesses – d’autant plus que la Banque centrale distribue des salaires de façon assez indiscriminée. La corruption en Libye a atteint des sommets astronomiques, régulièrement constatée par la Cour des comptes.

L’«esprit citoyen» n’est par ailleurs que peu répandu dans le pays. Artificiellement unifiée, la Libye reste marquée par l’asabiyya, ce concept développé par le penseur Ibn Khaldoun (XIVème siècle) et qui consiste à exprimer automatiquement, dans une société «segmentaire», un esprit de corps et une solidarité primitive avec sa famille, sa tribu, sa ville ou sa communauté. Il ne suffit donc pas de voir 86% du corps électoral retirer sa carte d’électeur pour que les citoyens expriment leur choix. C’est surtout une volonté de se compter dans son cercle d’influence à référence tribale ou régionale qui guidera les bulletins. Le pays est ainsi très loin d’une gouvernance par compromis politique qui échapperait au vote clientéliste encore très majoritaire – le vote «idéologique» ne comptant que pour 5 % des électeurs.

Enfin, l’esprit démocratique de l’État de droit et des contre-pouvoirs fait défaut en Libye. Lors de ses 42 ans de règne, Kadhafi a gouverné en monarque absolu qui incarnait tous les pouvoirs sans aucun cadre constitutionnel. Dans le prolongement de cette mauvaise pratique, le président de la Chambre des représentants a promulgué une loi électorale taillée sur mesure pour ses favoris sans un vrai vote d’un parlement déjà divisé et exilé à 1.200 km de la capitale. Le Premier ministre a encore fait mieux en achetant les faveurs des magistrats du Conseil suprême judiciaire, à même de l’empêcher de concourir : il a relevé leur statut et leur rémunération avec un effet rétroactif sur 28 mois ! Le modèle de l’homme fort continue d’inspirer beaucoup de responsables politiques qui aimeraient reprendre le flambeau de Kadhafi.

La valeur de la loi est, quant à elle, toute relative. Un jour acceptée par ceux à qui elle profite, elle peut être rejetée le lendemain par les mêmes parce qu’elle ira alors à l’encontre de leurs intérêts. Aucun mécanisme institutionnel n’est en mesure d’arbitrer les litiges de façon irréfutable. La Libye vit ainsi dans la logique d’un coup d’État permanent prolongeant à une plus petite échelle, et dans le chaos, celui de Kadhafi du 1er septembre 1969.

Avec cet état d’esprit, la Libye n’est pas à l’abri d’une nouvelle dérive institutionnelle. Les chances de la tenue des élections présidentielle et parlementaire du 24 décembre sont de plus en plus minimes. Un report «technique» est à l’horizon. Tous les acteurs le désirent mais aucun n’ose l’assumer ouvertement ! Et la tentation est grande de nommer un autre exécutif à la place du gouvernement de transition à Tripoli, qui doit tomber en même temps que l’échéance des élections qu’il est censé organiser. Tous les arguments sont bons pour torpiller les échéances et pour multiplier les autorités parallèles. Alors que les enjeux sont immenses – le pays est à la fois un verrou stratégique aux portes de l’Afrique, une autoroute de migration et une source d’énergie pour ses voisins européens – le chemin de la stabilité et de l’indépendance libyenne paraît encore bien escarpé. Les élections à venir risquent donc de représenter un problème supplémentaire qu’une solution au chaos libyen.

Par Antoine Basbous. (Le Figaro)

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