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Draghi à l’assaut d’Erdogan: ce qui se cache derrière la poussée du premier ministre

(Rome, 09 avril 2021). Mario Draghi fait irruption dans la crise entre l’Europe et la Turquie et le fait avec une position très dure envers le président turc Recep Tayyip Erdogan. Lors d’une conférence de presse, le Premier ministre s’est adressé au dirigeant d’Ankara en tant que « dictateur », le définissant au plus nécessaire, en tant qu’interlocuteur, pour protéger les intérêts nationaux. Un geste qui a déchaîné la colère de la Turquie, qui a non seulement convoqué l’ambassadeur d’Italie à Ankara mais a également demandé officiellement à Draghi de revenir sur les propos adressés au président.

La tension entre les deux pays est claire. Le premier ministre italien, certainement pas connu pour la dureté de son langage, mais lors de la conférence de presse il a exprimé des mots clairs et sérieux. Impossible de penser que le gouvernement turc ne réagirait pas à ces condamnations. Et donc il est bien clair que si on ne veut pas parler de gaffes, alors on peut parler d’un choix de communication précis par le Premier ministre. Un geste qui révèle non seulement une affirmation diplomatique italienne renouvelée en Méditerranée, mais aussi le choix de Draghi de suivre les deux voies qui ont immédiatement distingué sa position: l’Européisme et l’Atlantisme.

Sur le front européen, il est clair que Draghi voulait envoyer un signal. Alors que l’UE s’est montrée maladroite et rigide envers le président turc, et alors qu’Angela Merkel et Emmanuel Macron n’ont pas clairement exprimé leur distance par rapport à ce qui s’est passé à Ankara, Draghi a clairement indiqué qu’il pouvait être un élément beaucoup plus important dans les hiérarchies européennes. Son attitude est claire, dure et particulièrement incisive. Sa décision était de défendre fermement Ursula von der Leyen mais surtout contre Erdogan, semble signifier une position pour toute l’Europe: son leadership en Italie peut se transformer en leadership européen. Il peut le faire en exploitant non seulement les opportunités qui lui sont offertes au fil du temps, mais aussi la fragilité incontestable montrée à la fois par Macron et Merkel. L’axe franco-allemand affaibli, Draghi peut viser à entrer comme une «troisième voie» entre les deux pôles de l’Europe. Il peut le faire pour le crédit obtenu ces dernières années à Francfort mais aussi pour des convergences internationales particulièrement importantes.

L’arrivée de Joe Biden à la présidence des États-Unis s’inscrit également dans cet alignement planétaire en faveur de Draghi. Le président démocrate n’est pas du tout satisfait de ce qui s’est passé ces dernières années en Turquie. Il considère qu’Erdogan est un problème, il n’a même pas essayé de l’appeler après son investiture, et l’impression est que la Maison Blanche veut clarifier un concept: la Turquie est un allié important de l’OTAN mais doit se conformer aux décisions du Quartier Général de l’Atlantique. Une question qui est devenue très pertinente pour Biden, notamment en termes d’opposition à la Chine et à la Russie, qui ces dernières années ont au contraire noué des liens très forts avec la Turquie.

L’écart entre Biden et Erdogan peut certainement jouer le jeu de Draghi, car le Premier ministre italien bénéficie de la faveur de Washington. Le Premier ministre a déjà clairement indiqué qu’il tenait à cœur les relations avec les États-Unis. Il est clair que l’aversion de la Maison Blanche pour l’administration turque actuelle trouve un côté important en Italie. Surtout parce que la possibilité d’avoir l’approbation américaine aiderait Rome à retrouver des secteurs vitaux de la Libye qui se sont retrouvés entre les mains d’Ankara ces dernières années. Le voyage à Tripoli était particulièrement important pour, précisément, faire comprendre le rôle de l’Italie dans le pays.

Tout est si simple ? Pas exactement. Il est vrai que Draghi a le soutien de l’Europe et des États-Unis également sur le front turc, mais le premier ministre a dit une phrase un peu plus complexe lorsqu’il a qualifié Erdogan de « dictateur ». En effet, le Premier ministre a déclaré: « Avec ces dictateurs, dont vous avez besoin pour collaborer, il faut être franc pour affirmer sa position mais aussi prêt à coopérer pour les intérêts de votre pays, il faut trouver le juste équilibre ».

Là, nous devons réfléchir à cette phrase. Car c’est précisément ici que l’Italie joue de l’ensemble. La Turquie est un partenaire très important de l’Italie en Méditerranée. Les échanges commerciaux sont excellents, les accords dans divers secteurs économiques sont fondamentaux, il y a des projets bilatéraux sur le plan logistique, mais c’est avant tout une relation qui voit la Libye comme son principal lieu de rencontre, et de confrontation.

Ankara et Rome partageaient, quoique avec des positions différentes, l’axe avec Tripoli lorsque Fayez al Sarraj était en danger de capituler. La Turquie forme les garde-côtes libyens, qui devraient à leur tour arrêter la traite des êtres humains depuis la côte nord-africaine. A ne pas oublier que les militaires italiens, avec les turcs, sont présents à Tripoli et Misrata, et ce sont eux qui ont rendu possible la survie d’un gouvernement à Tripoli.

Il est clair que le jeu turc est (aussi) pour arracher une marge de manœuvre à l’Italie en Tripolitaine. Envoyer des drones, des mercenaires et des navires n’est certainement pas pour la charité: et l’Italie est la première à avoir été lésée dans ses intérêts dans ce pays d’Afrique du Nord. Mais la coopération existe et elle est indéniable. Ne serait-ce que parce qu’il ne faut pas oublier que si l’Italie et la Turquie ont soutenu l’ancien Premier ministre Sarraj, d’autres ont soutenu plus ou moins secrètement le siège de Khalifa Haftar, notamment la Russie, les pétromonarchies arabes et, en partie, la France. La Grèce elle-même, représentée ces jours-ci à Tripoli par Kyriakos Mitsotakis, n’a pas caché dans certaines phases un engouement pour le maréchal de Cyrénaïque. En effet, le sommet d’hier en Libye entre Draghi et son homologue grec aurait pu être le prélude à ce choc avec Erdogan et à un nouvel alignement avec l’UE et l’OTAN.

Bref, si la question du Sofa-gate peut être simple à analyser et à commenter, le cas des relations entre deux États est différent quand on est sur le champ de bataille. Et ceux entre l’Italie et la Turquie ne sont pas seulement des relations complexes, mais aussi très délicates. De la Libye à la Méditerranée orientale en passant par la Corne de l’Afrique, où l’Italie a perdu son influence laissant place aux manœuvres d’Ankara, il y a une Turquie avec laquelle négocier. La dureté envers Erdogan est légitime; mais s’il est alors considéré comme un interlocuteur nécessaire pour les intérêts nationaux, alors les choses changent. Surtout parce que les armes contractuelles ne manquent pas du tout au Sultan.

Lorenzo Vita. (Inside Over)

(Photo-La7)

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