(Rome, Paris, 02 juillet 2025). Dans l’histoire moderne, l’Amérique latine est un continent soumis à la domination et à la rivalité des puissances de chaque époque. Initialement, ce furent le Portugal et l’Espagne, puis les États-Unis, et aujourd’hui la Chine, qui est devenue un acteur géopolitique majeur. Chacune a ses propres méthodes, mais poursuit le même objectif : influencer la région. Il est toutefois évident que l’Amérique latine n’a pas été une simple victime, puisque dirigeants, entrepreneurs, leaders et même la population civile ont été les complices actifs et passifs de ce phénomène. Autrement dit, l’Amérique latine a souvent été le terrain de jeu d’une ou deux grandes puissances qui ont conditionné son processus décisionnel.
Cependant, cette situation semble être en passe de changer de manière significative à long terme, non pas parce la région cessera de dépendre des puissances mondiales, ce qui serait illusoire, mais plutôt en raison de l’émergence de nouveaux acteurs : les puissances dites «moyennes», selon l’analyse de Matías Martínez González dans «Inside Over».
Parmi celles-ci figurent l’Inde et de la Turquie, deux nations qui voient depuis longtemps en l’Amérique latine une opportunité de développement, non par des logiques classiques de domination, mais plutôt par des partenariats stratégiques, du moins dans un premier temps. Le renforcement des relations entre ces pays et l’Amérique latine touche de nombreux domaines, tels que l’économie, la diplomatie, les affaires militaires et même la coopération humanitaire, culturelle et éducative. Cela a favorisé une convergence entre des cultures radicalement opposées, mais partageant des éléments clés leur permettant de former un nouveau cycle géopolitique.
En juillet 2023, une délégation officielle du ministère turc de la Défense s’est rendue à Caracas, au Venezuela. Son objectif ? Renforcer la coopération militaire et technique avec ce pays des Caraïbes. Ce même mois, l’Inde et le Brésil ont signé un accord pour développer conjointement des logiciels dans le secteur de la santé. Deux pays distants de 14.766 km, mais unis par trois caractéristiques importants : une population nombreuse, des défis communs en matière de santé publique et un leadership au sein des BRICS, un groupe qui vise à contrebalancer l’influence de l’Occident. Des initiatives «discrètes», peu couvertes par les médias, qui reflètent pourtant une tendance émergente. L’Amérique latine devient un terrain d’influence pour des puissances moyennes, comme l’Inde et la Turquie, en dehors de la sphère de l’influence de Washington et de Pékin.
L’Inde, une puissance émergente dans les domaines de l’énergie et des technologies
Les ressources naturelles ont joué un rôle central dans l’approfondissement des relations. L’Inde a signé d’importants accords avec l’Argentine, le Chili, la Bolivie et la Guyana, principalement via les entreprises KABIL et COAL India. En 2022, elle a obtenu la location de cinq blocs de lithium à Catamarca, au nord-ouest de l’Argentine, avec des projets qui s’étendent désormais à la province de Salta, et d’autres investissements en cours. Par ailleurs, le gouvernement chilien, en collaboration avec le Premier ministre Modi, a conclu un accord majeur avec Codelco-Hindustan Copper et le groupe Adani pour la fourniture de cuivre et de lithium. Avec la Bolivie et la Guyana, même si aucun accord officiel n’a encore été signé, des négociations ministérielles sont en cours : sur l’exploration du lithium et des batteries avec la Bolivie, et sur l’achat de pétrole brut pour une coopération en hydrocarbures avec la Guyana.
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Le Brésil est un autre partenaire stratégique pour les entreprises indiennes, qui ont réalisé d’importants investissements au cours des cinq dernières années. Par exemple, dans le secteur agrochimique, environ 1 milliard de dollars ont été investis, notamment dans l’État de São Paulo ; Vedanta/Sterlite Power a alloué 1,25 milliard de dollars à des projets de transmission électrique ; plus de 2 milliards de dollars ont été investis dans le programme ITEC, dédié aux échanges éducatifs, techniques et culturels ; et un accord avec Petrobras prévoit l’exportation, entre 2025 et 2026, de jusqu’à 6 millions de barils de pétrole par an vers Bharat Petroleum. Il est important de rappeler que l’Inde est le troisième plus grand importateur de pétrole au monde. Parallèlement, la multinationale TATA produit des Land Rover à Rio de Janeiro, tout en assurant la production et l’exportation vers le Mercosur des marques Royal Enfield et Mahindra. L’Inde cherche clairement à s’imposer comme le leader du Sud global ; son engagement envers l’hémisphère sud est central. Des organismes tels que les BRICS et la CELAC ont joué un rôle déterminant dans la consolidation de ces relations.
Turquie : projection eurasiatique via la défense et la connectivité
Ce pays eurasiatique a fortement investi dans la connectivité de ses routes commerciales aériennes et maritimes avec l’Amérique latine. L’entreprise Yildport a investi dans la modernisation et la gestion de ports clés tels qu’Acajutla et La Unión, Puerto Bolívar, Puerto Quetzal et Paita, couvrant une zone allant du Mexique à l’extrême sud du continent. Par ailleurs, Turkish Airlines assure également des liaisons directes et régulières vers le Mexique, Cuba, le Brésil, le Panama, la Colombie, le Venezuela et le Chili.
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Dans le secteur de la défense, la Turquie a signé des accords et/ou des ventes d’équipements avec le Chili, le Brésil, l’Argentine, l’Équateur, le Salvador, la Colombie, le Venezuela et le Nicaragua. En 2024, ASELSAN a ouvert son premier bureau à Santiago du Chili, participe au salon de la défense LAAD et s’implique constamment dans la modernisation des équipements militaires dans la région. Cette situation a favorisé l’essor des relations bilatérales. Les accords, tant diplomatiques que de coopération technique et humanitaire, ont été un autre outil clé de la présence turque en Amérique latine. Ses missions diplomatiques en témoignent : La Turquie dispose de 17 ambassades et 9 bureaux commerciaux en Amérique latine, a signé 19 accords de coopération économique et commerciale, et détient le statut d’observateur auprès de l’OEA. L’agence turque TIKA a mené des centaines de projets dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’agriculture et du développement communautaire.
Une redéfinition silencieuse mais stratégique
Bien que la Chine et les États-Unis demeurent les principaux partenaires économiques de l’Amérique latine, l’influence et le rôle de l’Inde et de la Turquie sont des faits qu’il convient d’analyser attentivement, car l’ajustement induit par ce «triangle» géopolitique sera significatif et élargira l’éventail des options disponibles pour la région latino-américaine, offrant des alternatives face à leur traditionnelle dépendance extérieure.