Dénonciations et «espionnage»: c’est ainsi que les Russes se trahissent, comme l’ont déjà fait pendant la Grande Terreur stalinienne

0
371

(Rome, Paris, 30.04.2023). Trente ans après l’effondrement de l’Union soviétique, la culture de la dénonciation en Russie est à nouveau florissante et bien engagée. En effet, grâce au développement des technologies, il est devenu plus facile d’aider les autorités à punir des concitoyens, par exemple en dénonçant un voisin à la police parce qu’il a appelé sur le réseau Wi-Fi « Gloire à l’Ukraine ». Ce n’est pas qu’ils n’écrivaient pas de dénonciations auparavant, mais depuis le début de la guerre en Ukraine, une véritable « épidémie de plaintes » a éclaté en Russie : étudiants et enseignants, prêtres et paroissiens, médecins et patients, avocats et administrateurs, confrères, proches et parents se dénoncent mutuellement. Le plus souvent, des citoyens vigilants se plaignent de « discréditer les troupes russes » ou de « diffuser de la propagande pro-ukrainienne », met ainsi au clair Yana Fortuna dans le quotidien «Il Fatto Quotidiano». Les motifs de signaler quelqu’un à la police sont simplement l’écoute des chansons ukrainiennes, des manucures jaune-bleu, des critiques de la guerre sur les réseaux sociaux et même des locutions lancées au travail, dans des bars, des magasins ou des hôtels.

Des étudiants dénoncent leurs professeurs d’université pour leurs positions anti-guerre, incitant certains à quitter le pays et provoquant des persécutions pour d’autres. Ainsi, un enseignant de 55 ans de Penza, en réponse à la question de ses élèves de 8e, sur les raisons pour lesquelles ils ne peuvent pas concourir en Europe, a expliqué qu’après avoir attaqué l’État souverain d’Ukraine, la Russie s’était marginalisée. Il a qualifié la Russie d’État totalitaire : « Toute dissidence est considérée comme un délit d’opinion. Même moi, je pourrais aller [en prison] pendant 15 ans. L’un des élèves a secrètement enregistré ses propos, puis l’enregistrement s’est retrouvé entre les mains des forces de sécurité qui ont engagé des poursuites pénales contre l’enseignant. Il a cependant écopé non pas de 15 ans, mais de 5 ans de probation pour « fake news » sur l’armée.

Les enseignants se dénoncent aussi mutuellement : un maître d’école d’une des îles Kouriles, dont le village natal d’Ukraine a été bombardé, a décidé d’exprimer sa colère en s’adressant à ses collègues. Tout s’est terminé par quatre dépôts de plaintes et le renvoi de l’école. Les étudiants s’espionnent également les uns les autres : des camarades de classe ont dénoncé une étudiante d’Arkhangelsk pour des messages anti-guerre sur les réseaux sociaux, à la suite de quoi deux poursuites pénales ont été engagées contre la jeune fille qui a dû fuir le pays. Mais le pire est sans doute que les enseignants écrivent des plaintes au sujet des enfants. Par exemple, à Moscou, un directeur d’école a remis à la police un élève qui critiquait les cours de propagande ; un autre a porté plainte contre une fille de cinquième en raison de sa photo de profil jaune et bleue (la police est venue arrêter la fille en classe et elle a finalement été placée en famille d’accueil). De même, avec la dénonciation des professeurs, la fameuse histoire d’Alexei Moskalev a commencé, séparé de sa fille à cause de son dessein pacifiste et mis en prison.

Il n’y a plus rien de sacré non plus au sein de l’Église russe qui soutient activement la guerre. Ainsi, le recteur d’une cathédrale de Moscou a dénoncé une retraitée de 72 ans l’accusant d’avoir « discrédité l’armée » avec une note pacifiste qu’elle avait attaché au drapeau russe. Un autre prêtre de la région d’Irkoutsk n’a pas perdu du temps et a immédiatement signalé son paroissien au FSB : il avait allumé une bougie pour la victoire de l’Ukraine. Il est désormais impossible de se soustraire aux dénonciations même dans les communications personnelles.

A lire : La nouvelle stratégie de la Russie passe par la guerre culturelle

Des plaintes sont notifiées contre les compagnons de voyage dans les trains, contre les acheteurs dans les magasins qui, en bavardant, expriment des doutes sur la victoire de la Russie, aux vendeurs et contre les clients des restaurants discutant de la guerre à la table voisine. Un résident d’un sanatorium de Nalchik, âgé de 70 ans, a été victime de pas moins de trois plaintes et a payé une amende de 40.000 roubles pour avoir qualifié Zelensky de « beau jeune homme doté d’un bon sens de l’humour ». Il n’y a nulle part où se cachent des citoyens vigilants : dans le métro, certains dénoncent les passagers qui regardent des vidéos ou des images de Zelensky sur leur téléphone qui « discréditent l’armée russe » (la dernière fois qu’un passager dont le téléphone a été examiné par un informateur, a été arrêté pendant 14 jours).

L’allure des dénonciations prend des proportions absurdes : des mères qui écrivent des reportages contre leurs propres enfants parce qu’«ils ne veulent pas payer pour la patrie», des femmes qui dénoncent des ex-maris qui se cachent pour la question de la mobilisation, des maris qui se plaignent à la police de leurs femmes qui «dressent l’enfant contre le gouvernement». Enfin, un habitant de la région de Moscou, saisi par l’épidémie de dénonciations, élève le patriotisme à un niveau supérieur et rédige une dénonciation contre lui-même. Il a expliqué à la police qu’en état d’ébriété, il avait peint le mur de sa maison avec le drapeau ukrainien et écrit un slogan anti-guerre ; lorsqu’il est revenu à son état normal, il s’est rendu compte de son erreur et a demandé à être tenu pour responsable d’avoir jeté le discrédit sur l’armée russe.

Les défenseurs des droits de l’homme constatent qu’il y a de plus en plus de délateurs en Russie : si en 2021 la dénonciation était un phénomène surprenant, en 2022 elle est devenue la norme. Les modifications apportées l’année dernière au Code pénal font de 2022 l’année la plus répressive de l’histoire moderne de la Russie. Selon Roskomnadzor (Service fédéral de surveillance des communications, technologies de l’information et des médias, autrement dit le Gendarme russe d’Internet), au cours des six premiers mois de la guerre, les Russes ont écrit 145.000 dénonciations les uns contre les autres, soit 25 % de plus qu’un an plus tôt. Le bureau du procureur général a également fait état de plus de cinq millions d’appels en 2022, un record au cours des 20 dernières années. Même les médias pro-gouvernementaux écrivent que « les dénonciations en Russie sont devenues monnaie courante ».

À cet égard, nombreux sont qui se souviennent des années de répressions staliniennes et de la célèbre phrase de l’écrivain soviétique Sergueï Dovlatov : « Nous maudissons sans cesse le camarade Staline et, bien sûr, pour de bonnes raisons. Mais j’aimerais bien savoir qui a rédigé quatre millions de plaintes ? ». Selon les historiens, le chiffre de 4 millions est exagéré, mais les dénonciations de l’époque de la Grande Terreur communiste étaient effectivement massives et touchaient toutes les sphères de la vie. Cependant, l’anthropologue Alexandra Arkhipova, qui étudie la société russe pendant la guerre, estime qu’il ne faut pas comparer les dénonciations modernes aux dénonciations « staliniennes ». La dénonciation en URSS avait souvent pour but de gravir les échelons de carrière ou d’améliorer les conditions matérielles. Par exemple, un scénario courant consistait à dénoncer le voisin de l’appartement communautaire pour avoir occupé sa chambre après son arrestation. Une autre motivation était la peur d’être à son tour victime d’une plainte : « Si je ne dénonce pas, je serai dénoncé ».

Aujourd’hui, les lanceurs d’alerte ne sont généralement pas intéressés financièrement et ne craignent pas pour leur sécurité, tout au plus peuvent-ils tenter de régler des comptes personnels. Par exemple, la plainte qu’une dame a écrite contre le camarade de classe de sa fille de 8 ans (pour une vidéo sur les réseaux sociaux où la fille écrase le drapeau russe avec ses mains) était probablement dictée par la vengeance : c’est ainsi que la femme a décidé de se venger de l’autre fille qui avait offensé la sienne. Un architecte moscovite a adressé des appels à la police contre plusieurs de ses collègues, suggérant qu’ils soient licenciés pour avoir « exigé le renversement du système existant de la Fédération de Russie ». L’un de ces collègues rappelle avec une ironie amère que son arrière-grand-père a été arrêté et fusillé en 1937 précisément sur la base d’une dénonciation, à la suite de quoi la famille de l’informateur a reçu la moitié de sa maison. Aujourd’hui, il serait absurde d’établir des parallèles avec «l’ère stalinienne», précisément parce que les Russes n’en sont pas encore arrivés là, estime Arkhipova. Or le portrait du dénonciateur est plutôt celui d’un «bon» citoyen qui agit non par intérêt personnel, mais en fonction de ses propres convictions en matière de justice. De tels gardiens de l’ordre existaient également en URSS; aujourd’hui comme hier, leur soif de justice est alimentée par la propagande selon laquelle il y a des ennemis tout autour et qu’ils doivent être démasqués.

C’est ainsi qu’apparaissent sur les réseaux sociaux russes diverses sortes de listes de «traîtres» composées d’activistes, de journalistes et d’hommes politiques. Ainsi, des histoires comme celle qui s’est produite cet été avec un habitant de Saint-Pétersbourg qui a critiqué Poutine et la guerre sur les réseaux sociaux deviennent possibles. Sa connaissance « considérant un tel comportement comme inacceptable » a dénoncé son ami à la police afin qu’il « comprenne tout et se rééduque ». En conséquence, la police a défoncé la porte de l’appartement où le suspect vivait avec son fils handicapé et a arrêté l’homme. Le tribunal lui a infligé 5,5 ans de prison pour diffusion de «fake news», tandis que le dénonciateur lui-même a commenté l’histoire dans les médias en disant que «chacun est utile à sa place». Alexandra Arkhipova explique que c’est ainsi que ces personnes augmentent leur estime de soi : « les fiers de ce qu’ils font, sont bien nombreux ».

L’une de ces fières citoyennes a récemment dénoncé Arkhipova elle-même, pour s’être entretenue avec des médias déclarés en Russie comme étant des « agents étrangers ». L’anthropologue ne se laissa pas effrayer et écrivit à son accusatrice qui lui répondit en expliquant en détail ses motivations. Il s’est avéré qu’au cours de la première année de la guerre, Madame K. a rédigé 764 dénonciations aux autorités et à diverses organisations au sujet d’experts commentant des journalistes d’opposition. K. se définit comme une «lanceuse d’alerte professionnelle non rémunérée» : elle rédige des plaintes régulièrement, en se relayant. « Pendant deux jours, je regarde toutes les vidéos des chaînes YouTube de Dozhd, Radio Svoboda, Deutsche Welle et Current Time, et les deux jours suivants je me repose (ce qui est moralement dur) », avoue la femme. K. compare son travail à « l’utilisation de sous-marins pour détruire les navires ennemis : le nombre de navires réellement coulés est insignifiant, mais la crainte d’une éventuelle attaque oblige l’ennemi à réduire le nombre de voyages. Le signalement a la même mission : créer une atmosphère de peur, dans laquelle tout commentateur commence à se demander s’il sera dénoncé à son employeur ou aux autorités ».

Selon K., ce faisant, elle se bat pour son avenir, car elle ne veut pas « payer des réparations aux Ukrainiens ». À la mi-avril 2023, la femme avait déjà rédigé près d’un millier de plaintes. Arkhipova qualifie la tactique de K. d’assez efficace : « Une spirale de silence se crée. Le soft power de la peur est né, et ça fonctionne. Il ne s’agit pas du seul lanceur d’alerte en série à avoir acquis une certaine notoriété. Un autre, Vitaly Borodin, chef du projet fédéral de sécurité et de lutte contre la corruption, s’est spécialisé dans la rédaction de dénonciations contre des musiciens russes célèbres et des artistes honorés, entraînant l’annulation de leurs concerts dans tout le pays. Mais le plus frappant n’est même pas l’existence de dénonciateurs professionnels, c’est le fait que les autorités encouragent la dénonciation. Dès les premiers jours de la guerre, les autorités de plusieurs régions russes ont invité les habitants à envoyer des plaintes contre les « provocateurs » et des rapports sur les « informations fausses et préjudiciables » à des robots spécialement créés à cet effet. Les médias ukrainiens rapportent que des robots de discussion pour les plaintes anonymes ont également été introduits dans les territoires occupés, à la suite desquels des personnes sont enlevées pour toute « manifestation de déloyauté ».

Le porte-parole du président russe Dmitri Peskov a récemment déclaré que « la dénonciation a toujours été et sera dégoûtante ». Le chef du parti « Nouveau Peuple » (New People political party) Aleksey Nechaev s’est étonné du fait que l’épidémie de dénonciations ait atteint des proportions telles que le Kremlin la commente officiellement, et a proposé de sanctionner les lanceurs d’alerte en série : « Dans tout le pays, des « assistants volontaires » espionnent des voisins, des artistes, des blogueurs ou même des passants au hasard. Les lois adoptées pour protéger l’armée et l’État sont devenues un moyen de régler des comptes personnels. Selon certains sociologues, les raisons de la vague de dénonciations d’aujourd’hui résident dans l’agressivité accumulée dans le pays et dans la volonté de trouver les coupables de ce qui se passe. Mais Arkhipova appelle le désir d’exercer un soi-disant «faible contrôle» le «muscle civique» de la société. En fin de compte, les citoyens dénoncent un crime parce qu’ils se sentent responsables, et c’est un phénomène positif pour l’État. Les dénonciations politiques satisfont ainsi l’exigence de justice sociale : avec leur aide, le peuple se consolide auprès des autorités.

Cependant, l’historien russe Evgueny Anisimov estime que « la frontière entre une dénonciation moralement infâme et l’accomplissement de son devoir par un citoyen conscient est très mince, presque imperceptible ». Pourtant, il est caractéristique que les dénonciations fleurissent là où règne un régime d’absence totale de liberté et où l’État lui-même encourage ces dénonciations par des récompenses ». Le politologue Abbas Gallyamov explique ainsi l’état de la société russe : « Dans chaque nation, comme dans chaque personne, il y a quelque chose qui vient de Dieu et quelque chose qui vient du diable. La tâche d’un système politique normal est de stimuler les manifestations du premier et d’empêcher le réveil du second. Pendant de nombreuses années, le régime de Poutine a fait exactement le contraire ».