La «révolte des voiles» en Iran est, malheureusement, loin d’être gagnée

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(Rome, 20 octobre 2022). Alors que la révolte en Iran, qui couvre désormais tout le pays, entame sa cinquième semaine, le régime de Téhéran ne semble montrer aucun signe d’ouverture aux revendications des manifestants, analyse Antoine Basbous, directeur de l’Observatoire des pays arabes.

La «révolte des voiles», consécutive à la mort dans un commissariat de la police des mœurs de Mahsa Amini, entame sa cinquième semaine sans s’étioler. Elle n’est que le dernier affluant du torrent de colère qu’exprime toute une génération d’Iraniens née sous le régime des sanctions et saoulée par les slogans creux de la Révolution islamique. Si les précédentes contestations avaient avorté sous l’effet d’une féroce répression, ce dernier épisode a la particularité de couvrir tout le pays et d’embrasser toutes les catégories sociales. Il s’est désormais étendu aux universités, aux bazars et frappe aux portes de la très sensible industrie pétrolière, secteurs qui avaient fait basculer le règne du Chah. Au stade actuel toutefois, il serait illusoire de penser que la partie est gagnée : comme son satellite syrien, le régime dispose de moyens colossaux et d’une détermination sans faille pour réprimer. Il y va de la survie de ses dirigeants qui tiennent à leurs indéniables privilèges.

Avec le tchador, imposé jusque dans les communautés chiites satellisées à l’étranger, c’est pourtant un marqueur identitaire fort de la République islamique qui est ciblé. Pour se maintenir et compenser sa perte de légitimité, le régime a activé trois vecteurs. Tout d’abord, la répression à huis clos, en coupant Internet et les réseaux sociaux pour que la contestation ne fasse pas tache d’huile et ne soit pas exploitée à l’étranger – c’est l’application de la doctrine Soleimani, le commandant de la force al-Qods éliminé par un drone américain en 2020. Ensuite, la diversion en dénonçant l’éternel «complot» des opposants à la solde des Américains et des sionistes, en désignant le Kurdistan irakien, régulièrement ciblé par des missiles balistiques et des drones, comme leur base arrière. Enfin, le desserrement des sanctions qui nécessite un nouvel accord à Vienne, qui sera un cadeau du ciel. Pour accélérer ce processus et donner des gages aux Américains, Téhéran vient de libérer deux américano-iraniens en permettant au père de quitter l’Iran pour se faire soigner et à son fils, Siamac Namazi, de bénéficier d’une liberté provisoire… avant de le réincarcérer en raison, sans doute, d’un différend intervenu au sujet de rapatriement de fonds iraniens bloqués par les sanctions américaines en Asie. Autres coïncidences troublantes : le dénouement de la crise gouvernementale en Irak, après un an de vide politique dans un pays satellisé par Téhéran, et le feu vert donné par le Hezbollah à un accord maritime avec Israël, en violation de sa propre idéologie et de sa doctrine relative à «l’entité sioniste» !

Ces trois indicateurs sont-ils le prélude à un accord prévisible entre Téhéran et Washington au lendemain des élections américaines de mi-mandat ? L’entêtement des monarchies du Golfe à réduire les quotas de production de l’OPEP pour maintenir les prix, soutenant du même coup l’effort de guerre de Poutine, a-t-il enragé Washington au point de lui faire vouloir substituer le pétrole perse au pétrole arabe ?

L’administration Biden n’ignore pas que le pari d’Obama de normaliser avec Téhéran pour le décrisper et l’inciter à améliorer les conditions de vie des Iraniens a complètement échoué : les milliards versés après la signature de l’accord nucléaire en 2015 ont servi à renforcer les capacités balistiques des Gardiens de la révolution, ainsi que le financement de leurs milices régionales. Le régime messianique ne changera pas d’ADN. Mais la volonté du Guide Ali Khamenei, vieillissant (83 ans) et malade, d’imposer son fils Mojtaba comme successeur en dépit de son manque de légitimité politique et religieuse – il a été bombardé ayatollah en août – ainsi que la disparition du général Soleimani privent l’Iran d’une figure qui transcende les factions et apporte une réponse adaptée à la révolte en cours.

Pour l’heure, le régime n’a pas enregistré de défections, ni montré de signes de divisions internes, conditions indispensables pour le faire vaciller – une intervention extérieure n’étant ni envisagée ni même envisageable, que ce soit par les États-Unis ou par Israël. Son talon d’Achille réside dans l’usure, voire la faillite, de son modèle politique, économique et social à l’intérieur et dans son rejet dans les pays du «croissant chiite» (Irak, Syrie, Liban, Gaza, Yémen), où la pauvreté le dispute à l’insécurité, au désespoir et à l’exode.

En Irak, la majorité chiite a voté contre Téhéran aux élections d’octobre 2021. En réaction, ce dernier a bloqué et paralysé le système pendant un an jusqu’à ce qu’il reprenne le dessus. Il en va de même pour le Liban. L’alliance pro-iranienne a perdu la majorité parlementaire en 2022 mais le Hezbollah verrouille militairement le pays, ses frontières et contrôle ses dirigeants. Ces deux cas montrent combien les acquis restent vulnérables et réversibles. D’où la subite souplesse d’un régime mollarchique acculé.

Il n’a toutefois rien cédé sur l’essentiel. Depuis 2018 et le retrait de Donald Trump de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, Téhéran s’est retrouvée déliée de ses obligations et a accru son stock d’uranium, rapproché du taux d’enrichissement nécessaire à une bombe nucléaire. Sa persévérance aura payé : malgré les sanctions, le vol des archives nucléaires par Israël en 2018, les sabotages de ses infrastructures stratégiques et l’assassinat d’officiers supérieurs et d’ingénieurs du nucléaire, l’Iran se place désormais au «seuil» de la bombe.

Partants de ce constat, les Arabes et Israël redoutent l’accélération d’une hégémonie perse qui s’enracine grâce à la patience du tapissier et la finesse d’un État pluriséculaire et sans scrupule. Ils sont encore plus inquiets depuis que Vladimir Poutine banalise la menace de recourir à l’arme ultime. La prochaine poussée des feux iraniens pourrait cibler l’Arabie, déjà cernée par ses proxies : les milices irakiennes au nord et les Houthis yéménites au sud. La demande iranienne – au nom du chiisme – de briser le monopole des sunnites dans la gestion de La Mecque viserait à déstabiliser le royaume par l’instrumentalisation de sa minorité chiite qui vit sur les principaux gisements pétroliers. Déjà en 2006, Kadhafi avait déclaré La Mecque n’était «pas destinée aux seuls Arabes». En recomposition avancée, le Moyen-Orient nous réserve encore beaucoup de turbulences.

(Le Figaro)