(Rome, Paris, 27 juillet 2022). La guerre en Ukraine a posé le problème du maintien de la neutralité face à une agression. La question n’est pas anodine : parce qu’à une époque où l’information est si répandue, mondialisée et qui exclut la possibilité d’ignorer ce qui se passe même à plusieurs kilomètres de notre territoire, il n’y a pas d’opinion publique ou de gouvernement qui puisse rester totalement insensible à un conflit. D’autant plus que ce combat se déroule aux portes de l’Europe et entre deux entités étatiques bien définies, dont l’une, la Russie, est considérée comme une superpuissance.
Lorsque les rôles sont aussi tranchés et les faits si établis, être neutre est un choix complexe et non sans effets négatifs. La pression médiatique et politique est extrême, puisque le monde s’est désormais caractérisé vers une nette polarisation. En outre, le risque est double, (nous expliquent, à bon droit, les journalistes Andrea Muratore, Emanuel Pietrobon, Lorenzo Vita, Paolo Mauri et Roberto Vivaldelli dans les colonnes du célèbre média italien «Inside Over»): que la neutralité se transforme en pacifisme idéologique sans issue ; ou, autre risque, que le message selon lequel on est impassible et équidistant lorsqu’un pays est envahi soit transmis.
Ce danger s’applique surtout à l’Occident. Car c’est entre l’Europe et l’Amérique du Nord que ce débat s’articule. Les gouvernements de l’Alliance atlantique et de l’Union européenne ont choisi, quoique de manière différente, de soutenir ouvertement l’Ukraine et de condamner la Russie. Et d’une manière générale, la guerre déclenchée par le Kremlin a inévitablement changé les repères sur l’approche de la dynamique européenne : entre ceux qui ont immédiatement cherché la protection de l’OTAN et ceux qui se sont plutôt rétractés sur la neutralité traditionnelle, aujourd’hui même la Suisse ne peut être qualifiée comme un outsider à cette nouvelle poussée atlantique. L’exemple de la Finlande et de la Suède est le plus clair, mais fondamentalement, personne, faisant partie de l’UE ou de l’OTAN, ne peut vraiment être considéré comme hors-jeu. La seule exception européenne, territoriale mais non politique, est le Saint-Siège, qui notamment avec le Pape François, a tenté d’œuvrer immédiatement à la médiation.
En revanche, le cas des autres continents, souvent laissés pour compte dans l’interprétation euro-centrique du conflit, est différent. L’Afrique, l’Amérique latine et l’Asie semblaient décidément moins intéressées à s’impliquer dans la guerre et dans le débat international sur la manière de mettre fin au conflit et de condamner le choix de Vladimir Poutine.
L’Afrique, comme en témoignent les votes à l’ONU, ne s’est jamais ouvertement rangée du côté de Kiev, soutenant au contraire une forme d’ambiguïté vis-à-vis de la guerre due à la fois aux accords avec Moscou sur le plan militaire et énergétique, et aux accords sur les denrées alimentaires. L’Amérique du Sud, arrière-cour de Washington, a opté pour une position beaucoup moins tranchée que prévu sur la question de la guerre, et ce malgré la présence d’alliés des Etats-Unis parmi les gouvernements latins. Le cas du président brésilien, Jair Bolsonaro, est exemplaire : avant le conflit, il s’est rendu à Moscou précisément pour rencontrer Poutine. Mais l’Argentine et le Mexique ont également condamné l’invasion mais sans toutefois s’aligner sur l’agenda américain.
L’accent était principalement (et inévitablement) mis sur l’Asie. Les anciennes républiques soviétiques ont suivi la ligne du Kremlin. Les membres de l’alliance Quad ont des relations blindées avec les États-Unis, condamnant Moscou. L’Iran s’est publiquement rangé du côté de la Russie pour condamner les sanctions occidentales. Mais les projecteurs se sont immédiatement braqués sur la Chine et l’Inde. Le premier – un partenaire qui pour beaucoup représenterait le véritable financier caché de la guerre de Moscou – a choisi la voie de l’ambiguïté.
Les contrats d’approvisionnement énergétique, en autres matières premières et de blé, combinés aux intérêts financiers et stratégiques de Pékin, ont permis à Pékin d’avoir une attitude neutre vis-à-vis du Kremlin. Et les tensions avec les États-Unis ont souvent été directement proportionnelles à la vision chinoise de la guerre. Un argument similaire peut également être avancé, bien qu’avec les distinctions qui s’imposent, également pour l’autre géant du continent, l’Inde, qui, en plus d’être retranchée pendant un certain temps dans un neutralisme silencieux, a également construit au fil du temps une relation solide avec la Russie dans divers domaines stratégiques.
Face à cette division en blocs, la neutralité apparaît donc comme un sujet de débat purement occidental et non international. Le système euro-atlantique, tel qu’il est directement impliqué, n’admet pas le neutralisme mais seulement des lectures plus ou moins intransigeantes sur le thème de la guerre (comme la diversité d’action entre la Turquie, la Pologne, le Royaume-Uni ou l’Allemagne). Et ceux qui étaient traditionnellement neutres ont dû faire face à une véritable révolution géopolitique provoquée par la guerre de Poutine.
Mais il existe aussi une partie substantielle de la planète qui n’a pas voulu prendre ouvertement parti pour l’Ukraine, sans même le faire avec la Russie, plaidant la volonté de parvenir à un accord au plus vite ou encore de rester en dehors de l’affaire en litige. Un choix dicté par des exigences différentes qui semblent toutefois mettre en évidence l’importance de la distance physique et culturelle par rapport à la guerre en cours. En Europe, l’urgence du conflit et la nécessité d’adopter une position claire, également pour l’adhésion au parapluie de l’OTAN, ont même atténué les intérêts stratégiques de certains pays d’un point de vue systémique. Dans les autres continents, la neutralité est toujours vivante mais elle risque d’être souvent confondue avec une forme de désintérêt.