(Rome, Paris, 03 février 2022). Le monde se concentre sur la partie d’échecs le long des frontières de l’Ukraine et de l’Europe de l’Est, mais entre-temps, les forces spéciales américaines ont mené un raid antiterroriste à grande échelle dans le nord-ouest de la Syrie. Cette opération est, peut-être, en partie liée à la confrontation ouverte entre les États-Unis et la Russie
Alors que le monde se concentre sur la partie d’échecs le long de la frontière ukrainienne en Europe de l’Est – où les États-Unis ont annoncé l’arrivée de renforts dans ce que Moscou appelle un mouvement « destructeur », après avoir envoyé près de 100.000 soldats -, les forces spéciales américaines ont mené un raid antiterroriste de grande envergure dans le nord-ouest de la Syrie. Et cette opération, qui s’est déroulée dans la nuit de mercredi à jeudi a, en partie, un rapport avec la confrontation ouverte entre les États-Unis et la Russie, comme le rapporte Emmanuel Rossi dans son analyse sur la page du journal italien «Formiche».
« La mission a été un succès », a déclaré le porte-parole du Pentagone dans un bref communiqué : « Il n’y a pas eu de victimes américaines. De plus amples informations seront fournies dès qu’elles seront disponibles ». Généralement, on ne parle pas immédiatement de ces activités à moins qu’elles ne soient sensationnelles (l’élimination d’Oussama ben Laden, par exemple), mais y a-t-il une coïncidence temporelle qui a rendu la communication nécessaire ? : Ces derniers jours, le ministère russe de la Défense a annoncé qu’il avait commencé à effectuer des missions de patrouille aérienne conjointes avec les forces syriennes.
Il est nécessaire d’élargir le débat. Les Russes ont décollé de leur quartier général syrien (la base de Hmeïmim), les Syriens d’une base près de Damas et ont survolé la côte méditerranéenne jusqu’aux hauteurs contestées du Golan. L’objectif est de créer une interopérabilité entre les deux forces aériennes, de démontrer la capacité de contrôle territorial de la Russie, de faire percevoir que pour Moscou la Syrie est un point de lancement vers l’Europe et la Méditerranée. Pendant que des navires de la flotte du Pacifique entrent dans le bassin depuis Suez et que d’autres de la flotte du Nord ont récemment contourné le détroit de Sicile. Ils se rassembleront pour des exercices, juste devant la Syrie puis dans la mer d’Arabie.
Les États-Unis avec le raid syrien communiquent tout autant de capacité opérationnelle : alors que les tensions en Europe de l’Est s’exacerbent, Washington a déployé deux groupements tactiques en mer de Chine méridionale, envoyé des renforts aux Émirats arabes unis attaqués par les yéménites rebelles Houthis, a envoyé des forces spéciales en Syrie. C’est-à-dire qu’il se déplace simultanément sur différents théâtres et avec différentes complexités.
D’autant plus que le raid en Syrie a eu lieu dans la province nord-ouest d’Idlib, contrôlée par les rebelles et encerclée par les forces du régime – qui depuis six ans et demi se déplacent sous la coordination directe de la Russie. Le Pentagone n’a pas fourni de détails sur l’identité de la cible du raid, mais Idlib est connue pour abriter plusieurs hauts responsables d’Al-Qaïda. Les terroristes pourraient avoir fait partie d’un double objectif : ces opérations ont été étudiées depuis un certain temps à travers des activités de renseignement méticuleuses car généralement, les chefs djihadistes se déplacent comme des fantômes protégés dans des territoires dont ils connaissent les moindres recoins, donc si le « go » a été déclenché, la raison est technico-opérationnelle, autrement dit, c’était le bon moment. Mais avec un peu de malice on ne peut exclure que la décision d’agir soit aussi liée au contexte : donner une leçon de force et de capacité aux Russes dans une zone où ils peinent à se déplacer car ces chefs djihadistes maintiennent leur position dans le dernier bastion de la résistance anti-Assad.
La mission a aussi connu des problèmes : un responsable américain a déclaré anonymement à l’Associated Press que l’un des hélicoptères transportant les agents avait eu une panne mécanique pendant le raid (il est également possible qu’il ait été touché) et avait explosé alors qu’il était au sol. – comme cela s’est produit la nuit de l’élimination d’Oussama.
L’opération américaine a également croisé un autre moment particulier, certainement plus lié au raid qu’à l’affrontement avec les Russes : l’État islamique a lancé ces dernières semaines et mois une série d’attentats dans la région, dont un assaut de dix jours à la fin du mois dernier pour prendre le contrôle d’une prison dans le nord-est de la Syrie. L’expérience enseigne qu’on ne peut pas perdre le contact avec ce dossier. La prison de Gweiran, également connue sous le nom d’al-Sinaa, est désormais entièrement sous le contrôle des Forces démocratiques syriennes (FDS), le groupe de combat dirigé par les Kurdes et les Syriens qui est un allié des Américains dans la lutte contre l’EI, mais le prix de la bataille a été élevé : plus de 120 membres des SDF (166 morts, dont 114 miliciens de l’EI, 45 combattants kurdes et sept civils, selon le dernier bilan, ndlr).
Autrement dit, une évasion massive des plus de trois mille détenus de l’État islamique : ceux qui suivent l’histoire du calife se souviendront que la libération des détenus des prisons a toujours coïncidé avec des phases d’ascension du groupe ; (lorsque les fondateurs échangeaient des messages alors qu’ils étaient emprisonnés au «Camp Bucca», une ancienne prison gérée par les États-Unis près du port d’Oumm Qasr en Irak lors de la Guerre d’Irak, ndlr).
Les frappes aériennes américaines et les conseillers au sol ont aidé les FDS. La tentative d’évasion, qui aurait très probablement dû être le début d’un plan plus vaste, a été la plus grande opération militaire du groupe extrémiste depuis que l’EI a été vaincu dans sa dimension étatique par les forces de la coalition internationale en 2019. Un succès dont les Russes ont profité en revendiquant la victoire, alors qu’au contraire, leur engagement n’était pas tant orienté vers la lutte contre le califat que vers la sauvegarde du régime syrien d’Assad.
Et Emmanuel Rossi d’ajouter dans son décryptage que sur les réseaux sociaux, des habitants et des militants de la région ont décrit le raid nocturne à Idleb comme la plus grande opération depuis l’assassinat en octobre 2019 du chef du groupe État islamique Abou Bakr al-Baghdadi. Des témoins affirment que des pertes civiles auraient eu lieu lors de l’échange de tirs avec des terroristes.