Si Beyrouth devient une banlieue de Téhéran

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(Rome, 14 juillet 2021). L’histoire du port est la tragique synthèse d’un processus politique qu’il faut désormais définir pour ce qu’il est : la branche militaire du Hezbollah a pris possession du commerce licite et illicite qui a lieu dans le pays et surtout à travers la frontière poreuse entre le Liban et la Syrie, a transformé le système bancaire libanais.

Comme le rapporte Riccardo Cristiano dans «Formiche», la scène doit être racontée dès le début, car un observateur distrait pourrait penser que dans les palais du pouvoir de Beyrouth, ces dernières heures, l’une des pièces les plus célèbres de Ionesco a été jouée, «la cantatrice chauve», celle qui a son apogée dans la question et la réponse : « Que fait « la cantatrice chauve » ? Elle se coiffe les cheveux ».

Le président de la République, Michel Aoun, ancien protagoniste général du temps de la guerre civile, a reçu au Palais la représentation diplomatique européenne : au Liban, a-t-il assuré, les élections politiques se tiendront ponctuellement au printemps de l’année prochaine et Beyrouth sera heureuse d’accueillir des observateurs européens. La représentation européenne a exprimé sa gratitude et sa satisfaction, assurant que nos observateurs arriveront à temps.

Entre-temps, ajoute brillamment M. Cristiano, le ministre de l’Intérieur, désigné à l’époque par Aoun et qui depuis quelques jours en tant que ministre démissionnaire, n’a pas autorisé les magistrats libanais à interroger le général Abbas Ibrahim. Un général très proche du Hezbollah, aux mille relations obscures, comme en témoigne son implication (entre autres) dans les affaires syriennes et chef d’une des agences de renseignement libanais, en raison de l’explosion qui, il y a un an, a détruit le port de Beyrouth et un nombre incalculable de bâtiments et de vies humaines, a vu sous sa résidence un nombre de proches des victimes de l’explosion du 4 août dernier, indignés par son comportement. Ils portaient en procession autant de cercueils vides, ceux de leurs proches, pour lesquels ils prétendaient que justice n’est pas souhaitée (de la part du ministre, ndlr). Ce qui s’est passé ainsi dans le centre-ville a été un procès au pouvoir et en particulier au duo Aoun-Hezbollah. Le ministre, quant à lui, a alors ordonné aux forces de sécurité de disperser les manifestants. Les proches des victimes de la plus grave tragédie du Liban d’après-guerre ont été battus dans leur ville, matraqués et dispersés de manière brutale et grossière, dans un pays où même les médicaments se font rares, la monnaie s’effondre, tout s’écroule. Ainsi, hier à Beyrouth, ce n’est pas la «Cantatrice chauve» de Ionesco qui a été jouée, mais «les mains sales» de Sartre.

L’histoire du port est la tragique synthèse d’un processus politique qu’il convient désormais définir pour ce qu’il est : le bras militaire du Hezbollah a pris possession du commerce licite et illicite qui se déroule dans le pays et notamment à travers la frontière poreuse entre le Liban et la Syrie et a diamétralement transformé le système bancaire libanais. Tout le monde se souvient des militants du Hezbollah applaudissant la déclaration de défaut de paiement du Liban, affirmant qu’il s’agissait d’un défi lancé au Fonds monétaire international (FMI) et à la Banque mondiale. Il est alors apparu que 40 % du déficit national est dû à la gestion interne désastreuse (et largement partagée) de l’approvisionnement énergétique.

Mais dans la corruption et l’aveuglement généralisés, la centralité politique de la catastrophe libanaise demeure avec l’explosion du port, qui n’était pas seulement un signal politique à la veille du jugement du tribunal international pour le Liban qui a condamné un membre de Hezbollah pour l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafiq Hariri. C’était en fait l’assassinat d’une ville dont l’histoire et l’identité cosmopolite, défiaient toutes les conceptions et projets des milices.

La journée d’hier a donc mis en évidence la compétition d’une classe politique dont le cynisme laisse un pays sans gouvernement depuis un an alors que l’échec économique et institutionnel du pays a réduit les Libanais, plus de 50% d’entre eux, à vivre sous le seuil de pauvreté. Sans gouvernement, les réformes structurelles indispensables pour commencer à sauver le pays sont impossibles. Mais le gouvernement n’intervient pas non plus, les juges d’instruction à chaque fois qu’ils tentent d’interroger quelqu’un sur l’explosion du port sont bloqués, et quiconque avance une hypothèse sur ce qui s’est réellement passé ce jour-là, est assassiné, comme cela est arrivé récemment à un intellectuel et dissident chiite bien connu, Loqman Slim. (Un farouche opposant au Hezbollah et à sa politique iranienne qui répand la terreur au Liban et dans la région, a disparu mercredi 3 février 2021, alors qu’il devait se rendre dans sa famille dans le sud du Liban, à Niha, ndlr).

Et Riccardo Cristiano de conclure, qu’en mettant en scène les «Mains sales», les palais de Beyrouth disent que la vérité sur l’explosion du port ne doit pas être recherchée, que le pouvoir ne se juge pas, ni dans la rue ni dans les salles d’audience ; Beyrouth serait-elle déjà une banlieue de Téhéran ? Sans surprise, sont nombreux à Beyrouth qui sont convaincus que le général Abbas Ibrahim, celui qu’il ne faut pas interroger sur l’explosion du port de Beyrouth, sera bientôt l’homme vers lequel il faudra se tourner pour un éventuel remplacement de Nabih Berri à la présidence du parlement libanais. Des rumeurs, des hypothèses, mais celles d’hier sont des faits devant lesquels la possibilité que l’Europe décide réellement d’imposer des sanctions à ces politiciens libanais qui empêchent la constitution du nouveau gouvernement apparaît comme une étape aussi nécessaire que tardive.