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Prigozhin en Biélorussie: un succès qu’Alexandre Loukachenko risque de regretter

(Rome, 28.06.2023). Le président biélorusse multiplie les déclarations pour s’attribuer le mérite de la solution pacifique trouvée à la crise déclenchée en Russie par Evguéni Prigozhin, le patron du groupe Wagner. Il espère ainsi prouver sa valeur aux yeux de Vladimir Poutine, mais pourrait en payer le prix fort.

Le grand gagnant de la crise en Russie ? C’est ainsi que le président biélorusse Alexandre Loukachenko est présenté par certains médias occidentaux comme le New York Times.

Celui qui fut surnommé le « dernier dictateur d’Europe » par la diplomatie américaine semble profiter du moment. Il ne cesse pas de prendre la parole pour tenir le monde informé des suites de la rébellion avortée d’Evguéni Prigozhin contre l’état-major de l’armée russe.

Loukachenko ravi

Alexandre Loukachenko a ainsi confirmé l’arrivée en Biélorussie le mardi 27 juin de l’ex-cuisinier de Poutine. Et précisé qu’une base militaire désaffectée pourra être utilisée par les mercenaires qui auront décidé de suivre leur chef.

L’homme fort de Minsk avait auparavant narré avec un soin du détail, surprenant pour une affaire aussi sensible, les négociations qui lui aurait permis de convaincre Evguéni Prigozhin de mettre un terme à sa « Marche pour la justice » sur Moscou en échange d’un point de chute en Biélorussie.

À écouter Alexandre Loukachenko, Vladimir Poutine, déboussolé d’être ignoré par un Evguéni Prigozhin refusant de lui répondre au téléphone, aurait appelé à l’aide son allié biélorusse. Ce dernier aurait ensuite réussi là où le maître du Kremlin a échoué. Un récit à prendre au conditionnel qui met le président biélorusse en valeur aux dépens de Vladimir Poutine. « Le plus surprenant, c’est que le Kremlin a laissé Alexandre Loukachenko dérouler cette version des faits », note Natalya Chernyshova, spécialiste de la Biélorussie à l’université Queen Mary de Londres.

« On assiste là au spectacle d’un Alexandre Loukachenko très opportuniste et ravi de pouvoir montrer qu’il sait encore être utile à Vladimir Poutine », observe Ryhor Nizhnikau, spécialiste de l’histoire des pays d’Europe de l’Est à l’Institut Finlandais des Affaires internationales.

Depuis les manifestations de 2020 provoquées par la réélection contestée du président biélorusse, la relation entre l’homme fort de Minsk et celui de Moscou a tourné de plus en plus à l’avantage du dernier. Alexandre Loukachenko dépend à presque 100 % du soutien de Vladimir Poutine, fortement soupçonné de l’avoir aidé à réprimer l’opposition.

La crise avec Evgueny Prigozhin a permis à Alexandre Loukachenko de démontrer qu’il n’était pas seulement une marionnette dont Vladimir Poutine pourrait un jour se lasser, mais qu’il « peut à l’occasion intervenir pour sortir le président russe d’un mauvais pas », résume Ryhor Nizhnikau.

Cette intervention n’a pas seulement servi à redorer son blason auprès du Kremlin. « Cela permet aussi d’améliorer son prestige aux yeux de l’élite biélorusse », affirme Natalya Chernyshova.

Loukachenko soulagé

Mais, surtout, en volant au secours de Vladimir Poutine, il s’est peut-être aussi sauvé lui-même. « C’était une situation probablement encore plus explosive et dangereuse pour lui », estime Natalya Chernyshova. En effet, « Alexandre Loukachenko est totalement dépendant de Vladimir Poutine, et si ce dernier est trop affaibli, voire remplacé, il y a fort à parier qu’un pouvoir russe remanié décide de sacrifier le dirigeant biélorusse, perçu par beaucoup à Moscou comme un boulet plutôt qu’un atout », estime Ryhor Nizhnikau.

Sans compter un éventuel réveil de l’opposition biélorusse. Pour l’instant, les principaux opposants sont en exil, mais « ils auraient pu commencer à s’organiser pour agir si le président russe avait été trop préoccupé à gérer une crise interne pour venir en aide Alexandre Loukachenko », analyse Natalya Chernyshova.

Ainsi, samedi, alors qu’Evgueny Prigozhin semblait encore décidé à marcher sur Moscou, le bataillon Kastous-Kalinowski – des soldats biélorusses qui se battent aux côtés des Ukrainiens – avait appelé les Biélorusses à se « tenir prêts » et profiter de l’occasion pour se débarrasser d’Alexandre Loukachenko.

Avec la volte-face du « mutin » en chef, tout est donc bien qui finit à merveille pour Alexandre Loukachenko ? Pas si vite. « Le problème est qu’il n’attendait sans doute pas les mercenaires du groupe Wagner en plus d’Evgueny Prigozhin sur son territoire », note Ryhor Nizhnikau.

Le président biélorusse n’avait offert son hospitalité qu’au dirigeant des mercenaires. C’est Moscou qui a ensuite ajouté que les combattants qui voulaient suivre le patron de Wagner en Biélorussie pouvaient le faire. « Je pense qu’Alexandre Loukachenko a été pris de court par cette annonce », suppose Ryhor Nizhnikau.

La preuve : la communication très hésitante autour des structures d’accueil pour ces mercenaires. Il a d’abord été question de camps d’entraînement spécifiques, puis de les intégrer directement à l’armée biélorusse, puis de rien du tout. Et enfin, de leur proposer une base militaire désaffectée. On est loin du récit très bien rodé sur la manière dont le dirigeant biélorusse a empêché la Russie de sombrer dans le chaos…

Mais Loukachenko fragilisé

Il faut dire qu’Alexandre Loukachenko n’a jamais été très à l’aise avec ces mercenaires. « En 2020, peu avant l’élection présidentielle, il avait organisé une conférence de presse pour annoncer l’arrestation de 33 membres d’un contingent de 200 mercenaires de Wagner en Biélorussie qu’il avait accusé de fomenter un coup d’État », rappelle Ryhor Nizhnikau.

Si 200 combattants inquiétaient déjà l’homme « fort » de Minsk, qu’en sera-t-il si des milliers suivant Evguéni Prigozhin ? D’autant plus que le groupe Wagner d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celui d’avant la guerre. La plupart des éléments les plus disciplinés, aguerris et loyaux, ont péri au front en Ukraine. « Les rangs actuels sont formés en partie d’anciens prisonniers et criminels qui ne sont loyaux envers personne. Ce n’est pas le genre d’éléments qu’on est content d’avoir sur son territoire », assure Natalya Chernishova.

L’arrivée de ces mercenaires en Biélorussie – pour l’heure non confirmée – ne va pas non plus améliorer l’image du régime de Loukachenko en Europe. « Si Evgueny Prigozhin déploie ses tueurs en série de Wagner en Biélorussie, cela aura un effet déstabilisateur pour tous les pays voisins », a affirmé Gitanas Nausėda, le président lituanien. « En termes de tensions avec l’Europe, cette affaire aura probablement un effet encore plus néfaste sur les relations avec la Biélorussie que la crise migratoire de 2021 », estime Ryhor Nizhnikau. La Pologne a déjà demandé à l’OTAN de renforcer sa présence militaire à la frontière avec la Biélorussie.

Finalement, Alexandre Loukachenko sourit peut-être pour l’instant, mais probablement pas pour longtemps. « À plus long terme, la présence de Wagner et d’Evgueny Prigozhin en Biélorussie va déstabiliser le régime », avance Ryhor Nizhnikau. La crise en Russie a également « prouvé que le seul allié du président biélorusse n’est pas aussi solide qu’il y paraît », ajoute Natalya Chernyshova. De quoi convaincre l’opposition biélorusse de rester aux aguets.

Par Sébastian SEIBT. (France 24)

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