(Rome, Paris, 06.03.2023). Les derniers sondages confirment l’emprise d’Erdogan : malgré les accusations et les responsabilités liées au tremblement de terre, le président turc est perçu par ses concitoyens comme le plus fiable pour gérer la reconstruction et l’avenir du pays, qui passera par les élections de mai prochain. Les oppositions sont divisées et, peut-être, est-il encore tôt pour un après Erdogan ?
L’AKP du président turc Recep Tayyip Erdogan, qui doit faire face aux élections du 14 mai, semble selon les sondages publiés vendredi dernier, avoir largement maintenu sa popularité électorale après le tremblement de terre dévastateur du mois dernier, malgré les nombreuses critiques de sa réponse initiale à la catastrophe.
Ce qui ressort, souligne le quotidien italien «Formiche», c’est que l’opposition n’a pas recueilli de nouveaux soutiens, en partie en raison de l’absence de désignation d’un candidat (à seulement deux mois du scrutin) et en partie à cause de l’absence d’un plan tangible pour la reconstruction des zones dévastées par le tremblement de terre. Trop tôt pour en parler de l’ère post-Erdogan ? Que peut-on attendre des élections ?, s’interroge Emanuele Rossi dans le même quotidien italien.
Critiques, aveux, psychologie : Erdogan tient bon
Les conséquences immédiates de la catastrophe ont été dominées par des informations selon lesquelles les autorités gouvernementales chargées de recherche et de sauvetage étaient débordées, mal préparées à faire face à l’urgence et trop lentes à dépêcher leurs équipes. D’autres ont critiqué le laxisme du gouvernement dans l’application des normes de sécurité des bâtiments. Des normes peu exigeantes qui auraient provoqué l’effondrement des maisons récemment construites, des contrôles et des normes faibles et enfin la corruption.
Erdogan a publiquement reconnu les problèmes dans les premiers jours qui ont suivi la tragédie, mais a ensuite défendu la réponse de son gouvernement. Il s’est immédiatement engagé à reconstruire les maisons détruites, une promesse qui devrait l’aider à maintenir le soutien de l’électorat, a expliqué à Reuters Mehmet Ali Kulat, président de l’institut de sondage MAK.
« Lorsque les gens subissent une telle catastrophe, pendant quelques jours, nous assistons à des réactions psychologiques dirigées contre le gouvernement. Une fois que 15 à 20 jours se sont écoulés, ils approchent ceux qui promettent la reconstruction. Cela pourrait être une aubaine pour le gouvernement », a déclaré Kulat.
Dans les sondages réalisés après le tremblement de terre, le soutien à l’alliance d’Erdogan avec le Parti nationaliste semblait se situer autour de 40-41 %, a déclaré Kulat. Un autre sondage réalisé par « Istanbul Economics Research » entre le 16 et le 20 février a montré une augmentation imperceptible, de 0,1 point de soutien à Erdogan par rapport à janvier. 34% des personnes interrogées pensent que les promoteurs sont les principaux responsables des dégâts causés par le tremblement de terre, tandis que 28% accusent le gouvernement.
Des élections à un moment symbolique
Les élections de mai seront probablement décisives pour l’avenir du pays, non seulement parce qu’elles coïncident avec l’anniversaire symbolique du 100e anniversaire de la République de Turquie. Ce que les deux décennies d’Erdogan représentent et ont représenté, fait déjà partie de l’histoire du pays. Mais ces élections seront tout aussi cruciales pour le tableau régional, la Turquie ayant joué un rôle très actif dans divers dossiers (Syrie, Méditerranée orientale, Afrique du Nord et Corne de l’Afrique), sans oublier l’invasion russe de l’Ukraine (Ankara continuant à négocier l’accord sur les céréales et le point de contact entre Moscou et l’OTAN).
Comme le soutient Sinan Ciddi dans « La Turquie après Erdogan », un projet de six mois mené par la Fondation pour la défense des démocraties, le pays « a été complètement transformé par le président actuel ». Au cours de ses 20 années au pouvoir, Erdogan a pris le contrôle de presque toutes les institutions et a imposé un gouvernement unipersonnel. Toutes les décisions, grandes et petites, sont prises par lui. La Turquie, une démocratie aussi imparfaite soit-elle, est en passe de devenir une autocratie. C’est pourquoi cette élection est si cruciale pour son avenir.
Alors qu’il avait remporté une victoire écrasante lors des scrutins précédents, Erdogan est désormais confronté à une myriade de défis exceptionnels. Tout d’abord, le citoyen turc moyen a dû supporter le poids d’une inflation galopante et d’une livre beaucoup plus faible, dont les politiques économiques non conventionnelles d’Erdogan sont plus que partiellement responsables. Le public turc est également choqué par les 4 millions de réfugiés syriens qu’Erdogan a admis – à son honneur – après le déclenchement de la guerre civile syrienne en 2011.
C’est dans ce contexte que les effets du tremblement de terre du mois dernier se déroulent, dans lequel des dizaines de milliers de personnes ont été tuées représentant un événement marquant dans l’histoire de la nation. Au-delà du récit, le tremblement de terre a démontré dans les faits que le régime personnaliste construit par Erdogan présente des points de vulnérabilité. De l’impréparation des institutions publiques à l’amnistie réglementaire de 2018 pour les constructions non conformes aux normes, qui a effectivement condamné à mort les résidents de certains bâtiments, le tremblement de terre a ajouté un nouveau niveau d’imminence à la spirale politique.
Des oppositions divisées
Toutefois, Ciddi – qui enseigne la sécurité nationale à l’Université du «Marines Corps», n’est pas optimiste quant aux perspectives de l’opposition. Ses dirigeants n’ont pas encore produit de vision cohérente et n’ont pas fait preuve de courage pour affronter des questions difficiles, telles que la question kurde. L’aversion des électeurs kurdes pourrait leur coûter cher, car leur soutien est probablement nécessaire pour venir à bout d’Erdogan.
Selon l’analyse, l’une des questions les plus critiques est de savoir si, en supposant qu’Erdogan puisse perdre, il accepterait un transfert pacifique du pouvoir. Personne ne le sait vraiment. Par exemple, il est déjà arrivé qu’il ait conçu un plan pour réorganiser les élections municipales d’Istanbul 2019, lorsque son parti a perdu, pour ensuite être choqué lorsque les électeurs ont réélu le vainqueur initial, Ekrem Imamoglu, avec une marge plus importante.
Erdogan cherche actuellement un moyen d’empêcher Imamoglu de devenir le candidat de l’opposition à la présidentielle, car presque tous les sondages montrent qu’il perdrait contre lui, explique Ciddi: «Pour s’assurer qu’Imamoglu ne puisse postuler, en décembre, un tribunal politisé l’a condamné à la prison sur une fausse accusation ».
Les tensions internationales
Mais le plan interne n’est qu’une partie des problèmes complexes auxquels, au-delà des sondages, Erdogan est actuellement confronté. Tout d’abord, la Turquie a connu de nombreux heurts avec Washington. L’un parmi ceux-ci a éclaté après l’achat des systèmes missiles anti-aériens russes S-400, ce qui a entraîné l’exclusion des Turcs du programme de construction des avions F-35. Dans le nord de la Syrie, Erdogan a également pris pour cible les Alliés de Washington dans sa guerre contre l’État islamique, les unités de protection du peuple kurde syrien. Erdogan complique également l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la géopolitique mondiale qui tourne autour de l’alliance, mais plutôt liées à des intérêts personnalisés pour transformer ce dossier en une forme de levier contre d’autre alliés.
La politique étrangère turque changerait-elle si l’opposition parvenait à s’organiser et à gagner les prochaines élections ? « Oui, mais pas complètement », répond Henry Barkey, professeur de relations internationales à la «Lehigh University» qui a examiné le texte de Ciddi. «Certains des mouvements (et des mesures) nationalistes d’Erdogan bénéficient d’un large soutien. Le gouvernement et l’opposition se conviennent de renvoyer les réfugiés (plus facile à dire qu’à faire). Sur la Syrie, un revirement sera bien sûr difficile, car les médias fidèles à Erdogan ont diabolisé les alliés syriens des Etats-Unis. Si Erdogan devait gagner, légitimement ou non, son sentiment de revendication pourrait conduire à une détérioration des relations tant sur le front de la politique étrangère que sur celui de la démocratie», explique Bartey.
Effet sismique dans les relations
Cela dit, le tremblement de terre a ouvert la possibilité d’améliorer les relations avec les voisins de la Turquie, en particulier la Grèce, rappelant la manière dont un fort tremblement de terre en 1999 a conduit toutes les parties à éviter la violence et à reconnaître la valeur des alliés, dont l’aide, la bonne volonté et la patience sont bien nécessaires. Et puis avec le monde du Golfe: l’accord avec les Émirats arabes unis, autrefois rivaux, est un facteur déterminant quant à l’avenir de la Turquie et probablement de son président.
Plusieurs acteurs régionaux clés se sont à priori rendu compte de l’absence d’une alternative viable à Ankara, et donc choisi de soutenir, plus ou moins ouvertement et de manière convaincante, Erdogan. Egalement conscients qu’un renforcement contrôlé de celui-ci pourrait être plus utile que sa chute. D’autre part, si Erdogan reste confiné dans ses problématiques, pour certains interlocuteurs, il est plus facilement négociable.
C’est un peu le concept de «l’homme fort et faible» dont Gönül Tol, directrice des études sur la Turquie au «Middle East Institute», a pris la parole dans un essai paru dans «Foreign Affairs». Alors que faire dans une situation aussi difficile ? Ciddi formule plusieurs recommandations prudentes et intelligentes à l’intention de Washington et de l’Europe. En bref, il exhorte les alliés de la Turquie à se préparer à toute éventualité et, notamment, à garder la poudre sèche en évitant tout conflit avec Erdogan avant les élections du 14 mai.