(Rome, Paris, 13 septembre 2022). La guerre en Ukraine et le leadership de Vladimir Poutine connaissent un parcours diamétralement proportionnel. Une victoire militaire est synonyme de victoire politique, de consolidation de l’autorité du président et le silence conséquent d’une opposition interne composée à la fois de «faucons» et de «colombes». Mais la défaite sur le terrain, en revanche, constituerait pour le Kremlin un point de non-retour, non seulement pour le long séjour au pouvoir de Poutine mais peut-être aussi pour la Fédération de Russie elle-même telle que nous la comprenons aujourd’hui. Des éventualités opposées mais liées par un fil conducteur : la personnalisation du conflit par le « tsar » lui-même. C’est sa guerre, ou plutôt son «opération militaire spéciale», et cela fait du conflit un problème politique à la fois individuel et systémique. Jusqu’à présent, ce sont les commandants sur le terrain qui pourraient «couler», les hommes qui pouvaient être bannis en cas de non-victoires. Mais la perte du conflit (s’il devait prendre les caractéristiques d’une débâcle) serait imputée au président russe, selon le décryptage de Lorenzo Vita dans le quotidien italien «Inside Over».
Avec le dernier retrait du front oriental ukrainien suite à la contre-attaque de l’armée de Kiev, il est donc naturel de revenir sur le leadership de Poutine. Jusqu’à présent, la Russie a essayé de vivre comme si de rien n’était de l’autre côté de la frontière, cachant la réalité de l’invasion sous une couverture d’apparente normalité et avec un système médiatique et politique fermement en faveur du choix du déclenchement du conflit. La propagande a suivi son cours et l’image qui émanait du Kremlin était celle d’une autorité qui ne niait pas l’existence d’une guerre, mais qui savait certainement en gérer les conséquences tant sur le plan militaire qu’économique et politique. Poutine lui-même a parlé dans les dernières heures d’une « blitzkrieg, guerre économique éclair » de l’Occident qui n’avait pas nui à la Russie, tandis que du côté du Kremlin, c’est le porte-parole Dimitri Peskov qui a souligné le fait que le président était pleinement conscient des mouvements en Ukraine et notamment du « repositionnement », comme on appelle, le repli vers le Donbass.
La contre-offensive ukrainienne dans la région de Karkiv a toutefois percé le dense filet de sécurité qui entourait l’opinion publique russe. Entre critiques internes du système de pouvoir (Razman Kadyrov in primis), le torpillage de généraux, les morts suspectes, les lettres de conseillers appelant à la démission de Poutine (de Moscou et Saint-Pétersbourg) et les émissions télévisées exprimant des doutes sur le déroulement de la guerre, l’impression est que ce recul de septembre (bien que minimisé par le circuit de Poutine) se lit d’une manière très différente des précédentes défaites ou phases d’immobilisme. Et cela, couplé au déroulement physiologique des effets des sanctions, pourrait peser lourdement sur la politique russe et le leadership du président. La situation n’indique pas une défaite généralisée des troupes russes : l’avancée des forces ukrainiennes ne peut encore être définie comme une situation stabilisée et certaine. Pourtant, l’intervention de Kiev a brisé une sorte d’«attrait» collectif construit ces derniers mois par Moscou, et notamment durant les semaines d’été où entre crise du blé et crise du gaz, c’est Poutine qui est apparu comme le véritable «dominus» de cette phase de guerre de «tranchées».
Jusqu’à présent, le chef du Kremlin a réagi à l’impasse ukrainienne par deux voies : sur le terrain, avec le changement des commandants d’opérations ; au niveau diplomatique, avec l’utilisation du gaz (et en partie des céréales) comme arme pour persuader les Européens et l’OTAN de faire des compromis. La première, une véritable valse d’officiers supérieurs révoqués pour cause d’incapacité ou de décès et de blessures, se poursuit encore aujourd’hui. La seconde, autrement dit l’utilisation des leviers de négociation avec les partenaires européens, est désormais la seule véritable arme avec laquelle Moscou peut agir sur une base internationale.
Mais ces deux méthodes ne semblent pas avoir beaucoup bougé, et de fait, l’impasse alimente une frustration qui ne semble pas forcément conduire à un changement de rythme en termes d’accord avec les contreparties. Les siloviks (un terme russe utilisé librement pour décrire l’élite militaire et de sécurité du pays), ont en partie résisté aux différentes « purges » et, surtout, les faucons alimentent la critique à l’encontre de Poutine pour avoir évité un coup de poing dur avec l’Ukraine. Des faucons qui souhaitent une mobilisation générale, une guerre plus exigeante, un choc frontal, mais sur lesquels Poutine hésite en raison des effets qu’elle pourrait éventuellement avoir sur le plan international. La population, en revanche, n’a jamais été intéressée par les actions menées par le président entre l’armée et la diplomatie, mais désormais elle apparaît de moins en moins indéfectible face au conflit, avec une classe moyenne inquiète pour l’avenir même si la population, selon les analyses sociologiques, ne renie pas sa proximité avec le leader ni ne souhaite pour l’heure une paix qui ait le goût de la défaite.
Tout est question de la réaction de la Russie à la contre-offensive. L’image de Poutine et des forces armées russes est écornée. Mais ce que de nombreux analystes soulignent, c’est que la différence entre les précédentes sorties ukrainiennes et celles d’aujourd’hui est que la première a eu lieu dans des territoires considérés comme occupés. Alors que cette fois, les forces armées de Volodymyr Zelensky ont pénétré dans un territoire, où nombreux sont qui le considèrent comme essentiellement russe. Cela a deux conséquences. D’une part, cela signifie qu’avec la reconnaissance des républiques séparatistes de Donetsk et Louhansk, Poutine, si les troupes ukrainiennes arrivent dans ces territoires, peut considérer cela comme une invasion paradoxale, justifiant aussi la mobilisation demandée par les faucons. De l’autre, cela signifie une gifle morale non négligeable étant donné que les Russes tenaient pour acquis que le Donbass était désormais russe, et justifier un recul face à une opinion publique qui subit des sacrifices et des victimes, n’est pas facile même pour un dirigeant comme Poutine.
Le président russe semble vouloir éviter les « coups de tête »: aucun rapport ne fait état de départs (ou démissions) dans les rangs des politiciens et il continue d’être pleinement conscient de ce qui se passe dans l’est et le sud de l’Ukraine. Sur le plan international, les rencontres à venir avec le dirigeant chinois Xi Jinpingn et le turc Recep Tayyip Erdogan pourraient réaffirmer les liens asiatiques en gommant l’image d’un pays isolé. Mais le risque est le manque de confiance de la population, entre isolement international et « opération militaire spéciale » dans le bourbier, alors que les « faucons » commencent à réclamer un engagement qui pourrait se matérialiser par une nouvelle poussée d’agression. Si un match de survie s’engage pour le leader russe, tout pourrait prendre des caractéristiques bien différentes.