France: ce qu’il faut retenir du procès des attentats du 13-Novembre

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(Rome, 28 juin 2022). Six ans et demi après les attaques de Paris et Saint-Denis, le long procès du 13 Novembre approche de son dénouement. Retour sur les principaux faits de ces dix mois d’audience.

C’est la fin d’un marathon judiciaire comme la France n’en avait jamais connu. Un « procès historique », « hors norme », a-t-il été maintes fois répété, dont les chiffres ont permis de mesurer l’ampleur : 20 accusés, dont 14 présents, quelque 330 avocats, 2 500 parties civiles, un dossier d’un million de pages, des centaines de victimes et de témoins entendus à la barre, dont un ancien président de la République et un ex-Premier ministre…

Après plus de cinq ans d’enquête, la cour d’assises spéciale présidée par le juge Jean-Louis Périès a tenté pendant ces dix mois d’audience de faire toute la lumière sur les attentats du 13 novembre 2015, les plus meurtriers que la France ait jamais connus, afin de déterminer le rôle exact de chacun des accusés dans la préparation et l’exécution de ces attaques, et dans la fuite de ceux qui y ont participé.

La cour doit rendre son verdict mercredi 29 juin. Va-t-elle suivre les réquisitions sévères du parquet national antiterroriste (Pnat) qui réclame des peines allant de cinq ans de prison à la perpétuité incompressible pour les 20 accusés ? Prononcer l’acquittement de certains d’entre eux, comme l’ont plaidé leurs avocats ? En attendant, voici ce qu’il faut retenir de ce procès inédit.

La douleur infinie des victimes

Jamais autant de place n’avait été accordée aux parties civiles lors d’un procès. Trois cent quatre-vingt-dix-sept personnes se sont succédées à la barre durant cinq semaines à l’automne, puis encore deux semaines au printemps, pour raconter leur 13-Novembre, l’horreur de cette soirée et de l’après. Les récits, profondément bouleversants, des rescapés ont permis de retracer avec précision le déroulé des attaques.

Ils ont conduit l’auditoire aux abords du Stade de France, sur les terrasses des cafés des Xe et XIe arrondissements de Paris et dans la salle de concert du Bataclan, où trois commandos du groupe État islamique ont fait 130 morts et des centaines de blessés. Deux survivants se sont par la suite suicidés, dont une femme au cours de ce procès. Avec beaucoup de dignité, tous aussi ont raconté les blessures, visibles et invisibles, qui six ans plus tard, les font toujours souffrir.

Parmi les témoignages qui ont marqué, il y eut celui d’un petit garçon de cinq ans et demi qui, par la voix de son avocate, a dit combien il en voulait aux accusés pour la mort de son papa, tué au Bataclan Il y eut aussi Aurélie dont le grand amour a été tué le 13 novembre 2015. Sa petite fille, de laquelle elle était alors enceinte, murmure parfois « papa ». Elle pense qu’on se retrouve tous après la mort ; alors elle patiente, a raconté Aurélie. Ou encore Félix, venu demander pardon à ceux qu’il a bousculés, piétinés pour sortir du Bataclan. « Vous êtes une victime », lui avait répété le président de la cour.

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Pour compléter ces témoignages bouleversants, quelques images des attaques et des extraits d’un enregistrement sonore de la soirée au Bataclan ont été diffusées. Mais contrairement au procès des attentats de janvier 2015, les photos avaient été choisies avec soin. Une précaution rarissime aux assises et une « aseptisation » critiquée par certains, y compris au sein des associations de victimes.

L’ambivalence de Salah Abdeslam

Quasi mutique pendant les cinq ans d’enquête, le seul membre des commandos encore en vie a finalement parlé lors de ce procès, parfois même alors qu’il n’y était pas invité. Le président a dû le rappeler à l’ordre à plusieurs reprises. Salah Abdeslam, 32 ans, a répondu aux questions de la cour et des avocats, mais pas à toutes. Il a soigneusement choisi quand parler et quand se taire. Certains avocats de parties civiles et l’accusation y ont vu l’attitude perverse d’un homme jouissant que tout le monde soit pendu à ses lèvres.

Il a ainsi paru osciller entre deux visages. D’un côté, celui du « combattant de l’État islamique », comme il s’est présenté à l’ouverture de l’audience lorsque le président lui a demandé sa profession, qui parle sur un ton provocateur des terroristes du 13-Novembre comme de ses frères et qui ne renie pas son engagement jihadiste. De l’autre, celui du « petit gars de Molenbeek » qui, en avril dernier, pleure, présente ses excuses aux victimes et leur demande de le « détester avec modération ». Ses avocats et Salah Abdeslam ont expliqué cette attitude par la dureté de son isolement et de ses conditions de détention. En arrivant au premier jour du procès, il a subi « un choc social », a-t-il justifié lors de sa toute dernière prise de parole après avoir réitéré ses excuses.

Sur le fond du dossier, Salah Abdeslam affirme n’avoir été mis au courant des attentats que la veille et avoir renoncé à se faire sauter dans un bar du 18e arrondissement de Paris « par humanité ». Il n’a rien dit en revanche sur les achats d’explosifs, les locations de voitures, les voyages pour ramener les membres de la cellule terroriste à Bruxelles.

Peu de révélations

Au-delà de la version de Salah Abdeslam, qui n’a pas du tout convaincu l’accusation, la salle d’audience n’a pas été le théâtre d’aveux majeurs. Seul Mohamed Abrini a reconnu qu’il aurait dû participer aux attaques, raison pour laquelle il avait accompagné les commandos en région parisienne. La veille des attaques, il avait finalement renoncé et était rentré à Bruxelles en taxi. Si ses avocats ont salué « le grand pas en avant » que représentait cette confession, le ministère public a estimé que le Belgo-Marocain n’avait fait qu’admettre l’évidence au regard de l’enquête, et n’avait pas tout dit, à l’instar de Salah Abdeslam.

Trois accusés ont choisi de ne rien dire du tout. Sofien Ayari et Oussama Krayem, soupçonnés d’avoir voulu commettre un attentat à l’aéroport de Schipol d’Amsterdam, le 13-Novembre, ainsi que Mohammed Bakkali, l’un des logisticiens présumés des attaques, ont fait usage de leur droit au silence. Persuadés d’être condamnés d’avance, ils n’ont pas souhaité se défendre, même si le premier a fait fort impression l’espace d’un après-midi. Sofien Ayari, ému par une partie civile, a choisi d’expliquer les raisons de son départ en Syrie dans la foulée des printemps arabes.

À l’arrivée de ce procès fleuve de dix mois, faute de preuves et d’aveux, les questions restent nombreuses. Salah Abdeslam savait-il que son gilet explosif ne fonctionnait pas ? Pourquoi était-il seul alors que les autres membres de chaque commando agissaient à trois ? Pourquoi s’était-il rendu ensuite au sud de Paris alors que ses amis venaient de Belgique pour le chercher ? D’où proviennent les kalachnikovs utilisées le 13-Novembre ? Les aéroports de Roissy à Paris et de Schipol à Amsterdam étaient-ils également visés ? En rendant son verdict, la cour d’assises établira les responsabilités des uns et des autres, et à défaut de pouvoir établir pleinement la vérité des faits, elle dira la vérité judiciaire.

Des réquisitions lourdes

Des peines de cinq ans d’emprisonnement à la perpétuité ont été requises à l’encontre des vingt accusés à l’issue d’un réquisitoire à trois voix par les magistrats du parquet national antiterroriste. La plus lourde concerne Salah Abdeslam, contre qui le parquet national antiterroriste a réclamé la perpétuité assortie d’une période de sûreté incompressible, c’est-à-dire la prison à vie. Depuis son instauration en 1994, cette peine n’a été prononcée qu’à quatre reprises, à chaque fois pour des meurtres d’enfants accompagnés de viols ou de tortures. Le ministère public a justifié sa demande en soulignant « l’immense gravité des faits reprochés » à Salah Abdeslam, « pétri d’idéologie », et son incapacité à formuler des remords.

La même peine a été requise à l’encontre d’Oussama Atar (le « cerveau » des attentats) et Obeida Aref Dibo, l’un de ses bras droits, tous deux présumés morts en Syrie. Mais huit autres accusés, poursuivis pour complicité de tentatives de meurtres en bande organisée et en relation avec une entreprise terroriste sur dépositaires de la force publique (les policiers intervenus au Bataclan), l’encourent également.

Lors de leur plaidoirie, les avocats de Salah Abdeslam ont dénoncé une « peine de mort lente », une « mort blanche, qui contrairement à la peine capitale, se passe dans l’indifférence ». Ils ont demandé à ce que leur client ne soit pas condamné à la place de tous les autres membres des commandos sous prétexte qu’il soit le seul à être encore en vie. « Ce que fait le parquet, c’est sanctionner Salah Abdeslam comme un symbole », a dénoncé Me Olivia Ronen.

Les appels au « respect de la norme »

« Ce procès est hors norme, mais il doit rester dans la norme. » Dans son propos introductif, le 8 septembre 2021, le président de la cour d’assises spéciale Jean-Louis Périès avait prévenu : si ce procès est considéré à juste titre comme historique, ce qui importe est justement le respect de la norme, de la procédure pénale et des droits de chacun, en particulier ceux de la défense.

C’était en effet l’une des angoisses des avocats de la défense avant le début de ce procès : allaient-ils pouvoir accomplir sereinement leur mission dans un procès aussi chargé émotionnellement et aussi médiatique ? Le déroulé des audiences les a rassurés. Les parties civiles ne leur ont jamais témoigné d’hostilité, des amitiés se sont même liées, les associations de victimes sont venues à leur rescousse lorsqu’ils étaient attaqués sur la place publique. Le barreau de Paris, le plus important de France, a même mis en place un système de redistribution de l’aide financière qu’accorde l’État aux avocats de parties civiles pour financer en partie ceux de la défense.

On a souvent entendu à la barre les parties civiles demander à ce que les accusés soient bien défendus, à ce que la justice réponde à l’arbitraire des attentats. On peut l’affirmer : elles ont été entendues. Sur les bancs de la défense étaient réunis quelques vétérans du droit pénal comme Christian Saint-Palais, mais aussi et surtout de jeunes et brillants avocats – dont une majorité d’avocates – qui ont tous défendu avec acharnement ce « respect de la norme ». Dans leurs plaidoiries, ceux-ci ont rappelé que les « convictions du parquet » ne pouvaient pas suffire à condamner, que le « conditionnel est le mode du doute, celui qui normalement acquitte », que les magistrats n’étaient pas invités à « entrer dans l’Histoire » par leur verdict, mais à juger « à hauteur d’homme, avec un tout petit h ».

Un procès d’une bonne tenue

Un échange résume la manière dont Jean-Louis Périès, le président de la cour d’assises spéciale, a mené ces débats. Au premier jour du procès, alors que Salah Abdeslam était invité à décliner sa profession, le seul membre encore en vie des commandos terroristes répond : « Combattant de l’État islamique ». « J’avais noté intérimaire », lui répond le président sans s’émouvoir. Au cours de ces 10 mois d’audience, l’autorité bonhomme du président ne s’est jamais démentie. Son léger accent méridional et son humour ont souvent servi à désamorcer les tensions et il s’est imposé comme le capitaine rassurant du navire, offrant une oreille patiente et attentive aux accusés comme aux parties civiles et aux nombreux témoins.

En presque 150 journées d’audience, un seul incident est venu interrompre les débats : Salah Abdeslam, encore lui, répond aux questions de la cour et multiplie les provocations. Dans la salle, les parties civiles applaudissent ironiquement pour marquer leur désapprobation. Le président tarde à réagir et répond à un avocat de « changer de métier » lorsqu’il s’en plaint. Les avocats de la défense se lèvent d’un bloc et quittent la salle. Ce sera la seule fois, et c’est en soi une gageure. Les débats ont été parfois vifs, les échanges à bâtons rompus, il y a eu quelques invectives, mais de l’avis général, la sérénité des débats a été respectée.

Des moments de communion

Qui aurait cru avant que ne démarre ce procès que des amitiés se noueraient entre des victimes et certains accusés ? C’est pourtant ce que l’on a pu observer. Au fil des mois, des audiences tardives, les différents acteurs du dossier se sont apprivoisés. Certaines parties civiles se sont prises d’affection pour certains des accusés qui comparaissent libres, se sont surprises à êtres émues par leur histoire. Les accusés de leur côté ont raconté avoir été bouleversés par les témoignages des victimes à la barre. La plupart ont eu un mot pour elles au moment de prendre la parole une dernière fois.

La « bulle » du palais de justice a surtout permis des rapprochements entre parties civiles, certaines ont retrouvé le « héros » ou « l’héroïne » croisé ce soir-là, le pompier ou le policier qui les a guidées en dehors de l’horreur. On a vu des victimes plaisanter avec des avocats de la défense, se retrouver autour d’un verre après les audiences. Une communauté humaine qui se poursuivra peut-être après le procès, alors que beaucoup appréhendent le grand vide qu’il laissera.

Une audience chamboulée par le Covid-19

Le verdict devait initialement être prononcé le 25 mai. Il sera finalement rendu un mois plus tard. En cause, l’épidémie de Covid-19 qui n’a pas épargné les accusés de ce procès, repoussant à quatre reprises les débats d’une semaine. Pour le président, ce fut un casse-tête répété puisqu’il fallut à chaque fois réorganiser le calendrier, trouver une nouvelle date pour les témoins qui devaient être entendus en jonglant avec les agendas des nombreux acteurs de ce dossier. Le contexte sanitaire a aussi imposé des masques dissimulant les traits de tous les acteurs, et il fallut attendre le printemps pour découvrir les visages de Jean-Louis Périès ou des accusés. Les trois avocats généraux n’ont, eux, tombé leurs masques qu’une seule fois : au moment du réquisitoire.

Pour le reste, l’organisation de ce procès a été largement saluée. L’idée des badges aux cordons colorés permettant d’identifier avocats, journalistes, parties civiles acceptant de répondre aux médias et celles préférant ne pas être interrogées, a fait l’unanimité. Tout comme la cellule de soutien psychologique présente sur place et par téléphone pour ceux qui suivaient le procès à distance par l’intermédiaire de la webradio.

De cette webradio, mise en place spécialement pour ce procès, les différents acteurs du procès du 13-Novembre tirent un bilan positif, malgré quelques comportements addictifs signalés. Le dispositif sera donc reconduit pour celui de l’attentat de Nice qui commencera à Paris le 5 septembre prochain. Il sera cette fois accessible depuis les outre-mer et l’étranger, et une traduction est prévue. Cela n’a pas été possible pour le procès du 13-Novembre, malgré des demandes répétées en ce sens. En cause, les risques d’attaques informatiques mais aussi la difficulté de sanctionner ceux qui, hors de France, auraient enregistré les débats. Toute captation était en effet interdite.

La suite

Compte tenu de l’écart parfois abyssal entre les réquisitions et les plaidoiries de la défense, il est probable que des parties interjettent appel à l’issue du verdict, prévu dans la soirée du 29 juin. En attendant un éventuel procès en appel, six des vingt accusés du 13-Novembre seront jugés à partir du 10 octobre prochain à Bruxelles pour les attentats commis le 22 mars 2016 dans la capitale belge. Il s’agit de Salah Abdeslam, Mohamed Abrini – « l’homme au chapeau » de l’aéroport de Zaventem –, Sofien Ayari, Oussama Krayem, Ali El Haddad Assoufi et Oussama Atar, présumé mort en Syrie et donc jugé par défaut.

Les images du procès du 13-Novembre, intégralement filmées, seront conservées aux Archives nationales. Elles pourront être communiquées à des fins historiques ou scientifiques dès lors qu’un jugement définitif aura été rendu, c’est-à-dire quand il n’y aura plus de recours possible. Leur diffusion et reproduction ne sera libres qu’au bout de 50 ans. L’immense salle de 550 places, construite exprès pour ce procès et qualifiée par certains de « cathédrale laïque », n’a quant à elle pas vocation à durer. Même si d’autres procès pourraient s’y tenir, elle devrait être démontée dans quelques années.

(Radio France Internationale)