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Le rôle de la mer (et de la Syrie) dans la tension entre la Russie et l’Occident

(Rome, Paris, 14 février 2022). Aucun navire de guerre américain ou autre navire de la marine de l’OTAN (à l’exception des pays côtiers) n’opère actuellement dans la mer Noire. Entre-temps, six navires de débarquement russes des flottes de la Baltique et du Nord sont arrivés sur place, après avoir fait escale à la base russe de Tartous en Syrie

La Fondation «Jamestown» a fait circuler ces derniers jours un courriel exprimant sa vive inquiétude face à ce qui semble être les préparatifs d’un assaut amphibie majeur sur la côte ukrainienne de la mer Noire. Il s’agit d’une lecture intéressante car l’aspect maritime de la crise russo-ukrainienne est très souvent sous-estimé, mais depuis des années, la mer d’Azov, la poche dans laquelle le bassin est fermé par le détroit de Kerč (où la Russie a construit un pont de 19 kilomètres de long pour relier physiquement la Crimée au continent de Krasnodar), est l’un des foyers de tension. Entre autres choses, c’est l’unique zone dans laquelle il y avait une confrontation militaire menée par des hommes en uniforme entre Kiev et Moscou, peut-on lire dans l’analyse d’Emmanuele Rossi sur la page du quotidien italien «Formiche».

Le président de Jamestown, Glen Howard, se dit « alarmé » par le fait qu’aucun navire de guerre américain ou autre navire de la marine de l’OTAN (à l’exception des pays côtiers) n’opère actuellement en mer Noire, et aucun déploiement n’est apparemment prévu. « Cette absence flagrante réduit considérablement la capacité de l’OTAN et de l’Ukraine à dissuader le Kremlin sur cet important front maritime », indique le courriel de la fondation.

Faisant écho à ces préoccupations, le membre du conseil de Jamestown et ancien commandant suprême de l’Alliance, Philip Breedlove, a déclaré que le renforcement militaire en Crimée « présente toutes les caractéristiques d’un assaut amphibie potentiel contre l’Ukraine ». Et d’ajouter : « il est important que l’OTAN développe un modèle de présence plus large en mer Noire, car la présence des États-Unis et de l’OTAN sécurise les alliés, crée un effet dissuasif sur la Russie et renforce la sécurité navale ukrainienne ». Même avis pour Ben Hodges, ancien commandant de «l’US Army» en Europe, qui sur LBC News ajoute : « La Turquie devrait limiter les mouvements de la marine russe à travers le détroit [l’accusant] de violations russes de la convention de Montreux […] mais Ankara devraient être sûrs à 100% que les États-Unis ne les laisseront pas exposés aux représailles du Kremlin. Cela signifie que nous avons besoin d’une stratégie pour la région de la mer Noire ».

Or, à l’heure actuelle, non seulement les États-Unis n’ont pas de ressources navales sur le théâtre des opérations, mais selon des rapports officiels et connus, ils n’ont même pas demandé à la Turquie d’envoyer des navires de guerre en mer Noire. En effet, comme le dicte la convention de Montreux de 1936, les États non côtiers sont tenus d’enregistrer une demande officielle au moins 15 jours à l’avance s’ils ont l’intention d’envoyer des navires militaires à travers le détroit turc et la mer de Marmara.

Entre-temps, six navires de débarquement russes des flottes de la Baltique et du Nord, qui étaient auparavant arrivés à la base navale russe de Tartous en Syrie, ont été transférés en mer Noire le 8 février pour participer aux manœuvres militaires de l’armée et de la marine russes. Le passage par le poste syrien a une fois de plus démontré l’importance de la structure du Levant pour la flotte méditerranéenne de Moscou.

Comme dans le cas de la base aérienne russe de Hmeïmim en Syrie, dont les capacités ont récemment été étendues, Tartous sert non seulement de point d’ancrage pour la Russie au Moyen-Orient, mais aussi d’élément d’infrastructure militaire de grande valeur tactique et stratégique dans la confrontation mondiale de Moscou avec Washington et Bruxelles. Et le thème qui tourne autour des mouvements militaires autour de l’Ukraine n’est pas tant une volonté de conquête du pays par Vladimir Poutine, mais plutôt la volonté du Kremlin de rétablir un écosystème de cohabitation, avec poids et contrepoids, avec l’Occident.

Cela a également été expliqué par le président français, Emmanuel Macron, qui ces derniers jours a été le dirigeant européen qui a tenté de croiser les contacts avec Poutine et ceux avec Joe Biden. Macron et le Russe se sont entretenus au téléphone pendant près de deux heures samedi 13 février ; peu de temps après, Poutine a eu une conversation avec le président Américain, et enfin le président Macron a parlé avec Biden, avec le chancelier allemande et avec le président ukrainien (à qui il a demandé une plus grande disponibilité dans la mise en œuvre des pourparlers de paix pour le Donbass qui tournent autour du format Normandie).

Les carrefours diplomatiques se font au gré des évolutions terrestres et maritimes. Samedi également, les images de plusieurs sous-marins russes de classe Kilo en mer Noire (dont un transitant en émergence le long du détroit des Dardanelles) ont été diffusées, d’autres ont été identifiées grâce à des images satellites open source alors qu’elles étaient chargées de missiles Kalibr arrêtés au port de Sébastopol, en Crimée. Dans les mêmes heures, le ministère russe de la Défense a annoncé sur les chaînes de médias d’État qu’une unité navale de Moscou avait « chassé » un sous-marin américain des eaux territoriales russes à des milliers de kilomètres de la zone chaude européenne, autour des îles Kouriles dans le Pacifique.

Fyodor Lukyanov, directeur russe des affaires mondiales, a déclaré au New Yorker : « Cela ressemble à un jeu diplomatique classique d’escalade, dans lequel les deux parties, y compris la Russie, démontrent leur intransigeance avec des gestes plutôt spectaculaires ». Quant à la dynamique en cours, « il ne fait aucun doute que l’opération syrienne a donné à Moscou la confiance nécessaire, visant à agir dans d’autres domaines également », a déclaré à Al-Monitor, Leonid Isaev, du « Wilson center ».  Et ce « à la fois en termes de comportement en Ukraine et en termes de comportement envers l’OTAN », car « grâce à la politique russe au Moyen-Orient, le Kremlin a appris à faire monter les enchères, il a appris à bluffer et a appris à articuler sa position ainsi qu’à lancer des ultimatums ».

Le rôle de la Syrie (où Poutine a impliqué son pays dans la guerre civile pour soutenir le régime assadiste) est crucial pour la «maturation» actuelle de Moscou, poursuit Emmanuel Rossi. Elle a permis au Kremlin de diffuser une grande partie de son récit en interne et en externe, elle a constitué l’occasion de se tester réellement sur le terrain opérationnel, et notamment, de mesurer la réaction de la communauté internationale face à ses choix un an après l’annexion de la Crimée. « La campagne en Syrie a certainement joué un rôle dans la confrontation Russie-Occident », explique Samuel Ramani du « Royal United Service Institute » (RUSI) : « La Russie a montré qu’elle pouvait intervenir militairement de manière décisive avec (en face) une réponse occidentale incohérente », et en outre, « l’utilisation par la Russie des nouvelles technologies militaires a créé un précédent utile pour des interventions ailleurs, y compris dans l’espace post-soviétique ».

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