(Rome, 18 août 2021). Kaboul est officiellement tombée, reprise dans la nuit par les talibans au terme d’une avancée foudroyante et imparable, et l’Afghanistan s’apprête à faire un bond en arrière : l’époque de l’émirat du mollah Omar. Un saut dans le passé qui, sans surprise, a semé la panique dans les chancelleries occidentales et plongé dans la peur une partie importante de la population afghane qui, après vingt ans d’occupation, redoute désormais l’instauration d’une théocratie fondée sur l’application coercitive des préceptes de la charia, la doctrine déobandi (une école de pensée musulmane sunnite, très présente en Asie du Sud) et les lois non écrites du code pachtounwali.
Comme décrit Emmanuel Pietrobon dans son analyse dans «Inside Over», les images qui viennent d’Afghanistan, et de Kaboul en particulier, constituent le puissant emblème de la myopie des stratèges et analystes occidentaux. Ils n’ont jamais pleinement compris le théâtre afghan complexe et ont toujours sous-estimé le phénomène taliban, croyant naïvement à la possibilité d’éradiquer avec un projet d’édification de l’État et de la nation exagérément basé sur l’usage de la force et dépourvu (d’une façon indéchiffrable) de l’élément, peut-être, le plus important : la culture.
Et aujourd’hui, exactement vingt ans après le début de l’invasion de l’Afghanistan dans le cadre de la guerre menée par l’administration Bush contre le terrorisme, à cause de cette stratégie improvisée et mal conçue, l’Occident se voit obligé de demander une reddition inconditionnelle à la même terreur qu’il avait juré d’éradiquer.
Mais tout n’est pas perdu, cependant, ou plutôt tout n’est pas tel qu’il apparaît. Car s’il est vrai que pour la République d’Afghanistan et l’Europe, il s’agit d’une défaite totale ; pour les Etats-Unis ce n’est rien d’autre qu’un recul stratégique au sens propre du terme. Un retrait qui a coûté un lourd tribut en terme d’image (les photos et vidéos de la fuite du personnel américain de Kaboul représenteront longtemps le pain de la propagande des talibans, des djihadistes et des acteurs anti-américains). Mais qui s’est déroulée au sein d’un contexte historique bien défini- la compétition entre grandes puissances – et pour des raisons tout aussi précises, l’espoir-attente que la «malédiction du cimetière des empires» tombe sur la triade Chine-Russie-Iran et l’impératif de consacrer davantage de forces et de ressources sur le front indo-pacifique.
Comment évolue la présence américaine
Le personnel américain a été évacué, ajoute Emmanuel Pietrobon, le ciel afghan a été presque entièrement fermé au trafic aérien et les frontières terrestres ont été scellées par les talibans : l’Afghanistan, en bref, est sous le contrôle (presque total) des érudits du coran. Ceux qui croient cependant que le Grand Jeu 2.0 s’est terminé le 15 août se trompent : ce jour-là, au contraire, l’écriture d’un nouveau chapitre a commencé.
La première page a été écrite au lendemain de la chute de Kaboul, le 16 août, lorsque Téhéran a accueilli un important sommet sino-iranien organisé pour faire avancer les relations bilatérales. Et l’un des endroits où les deux nations pourraient souder davantage leur partenariat est l’Afghanistan, cette terre indomptable dont Pékin a besoin pour compléter le « collier de perles » par un complément terrestre et dont Téhéran a besoin dans le cadre de la matérialisation du corridor indo-irano-turc traversant les terres des Pachtounes et menant au port stratégique de Chabahar.
Quant aux Etats-Unis, dont le retrait n’est que partiel -les militaires rentrent chez eux, des espions, des saboteurs et des agents doubles restent- ils ont et auront à leur disposition une panoplie d’idées et de moyens utiles pour boycotter l’agenda sino-iranien (et russe) pour l’Afghanistan, parmi lesquels se distinguent :
- La possibilité d’instrumentaliser l’ancienne rivalité entre sunnites et chiites dans une optique anti-iranienne (à cet égard, la question de la minorité chiite des Hazaras afghans doit être suivie).
- La possibilité d’utiliser les services secrets indiens pour soutenir la résistance anti-taliban – notons, à cet effet, le tout récent appel aux armes lancé par Ahmad Massoud -, l’attaque des cibles chinoises et, dans le plus optimistes des scénarios, le déclenchement de querelles fratricides.
- La possibilité d’exploiter la méfiance persistante et consolidée entre les talibans et le Kremlin – y compris des opérations sous fausse bannière fonctionnelles visant à saboter leur dialogue – avec pour premier et dernier objectif d’écarter le spectre d’une conjonction mortelle.
Les Talibans : terribles et imprévisibles
Malgré les proclamations concernant la réticence à faire de l’Afghanistan (à nouveau) l’un des centres de gravité du terrorisme islamiste international, il ne faut pas oublier que les talibans sont et restent l’une des expressions les plus puissantes de l’intégrisme islamique, donc ils constituent une force intrinsèquement attractive pour toutes ces entités idéologiquement similaires : de Daesh à Al-Qaïda, en passant par l’Émirat du Caucase et le Parti islamique du Turkestan.
Moscou et Pékin, pour la raison susmentionnée, continuent de se déplacer sur l’échiquier afghan avec une extrême prudence. Parce que les deux puissances, en vérité, ont autant à gagner qu’elles ont à perdre : Gagner du terrain au cœur de la terre au détriment des forces occidentales. Et perdre l’un des matchs les plus importants de la compétition entre grandes puissances : celui de l’Afghanistan.
Les Russes, en particulier, craignent que la talibanisation de l’Afghanistan ne revitalise l’émirat comateux du Caucase et n’ait des effets perturbateurs dans l’espace entre le sud de la Volga et le nord du Caucase, caractérisé par une population majoritairement islamique et une longue histoire d’ambitions séparatistes dictées par des motifs ethno-religieux (et soutenus par des forces malveillantes de l’autre côté de la frontière).
Les Chinois, en revanche, ne sous-estiment pas le risque d’attaques sur le sol afghan contre leurs propres cibles, ne négligent pas non plus la lointaine possibilité d’une nouvelle saison de rébellion au Xinjiang conduite, précisément, par les talibans et le Parti islamique du Turkestan – ce dernier, curieusement, a été radié du registre des organisations terroristes par l’administration Trump à la veille de l’investiture de Joe Biden.
Une fois ce contexte général esquissé, et a révélé les principales préoccupations de ceux sur qui Washington a déversé (astucieusement) le lourd dossier afghan ; ce n’est peut-être pas un hasard que Pékin a récemment freiné l’avancée du CECP (le Corridor économique Chine- Pakistan, ndlr)- parce qu’on écrit «Taliban», mais il se lit «Islamabad»- ; que Téhéran tente d’accélérer la mise en œuvre de l’autre corridor indo-irano-turc, et que Moscou traite les érudits du Coran avec des gants blancs, alors que les opérations anti-terroristes se multiplient dans les régions les plus vulnérables. Des mouvements différents, et des acteurs différents, qui répondent à la même logique et poursuivent le même objectif : ne pas tomber dans le piège dressé par Biden.
Kaboul est donc tombée, mais le match pour l’Afghanistan n’est pas terminé : il n’est que dans la seconde mi-temps. Et les observateurs les plus avisés ne devraient pas commettre l’erreur de s’arrêter à la comparaison superficielle et simpliste entre Saigon 1975 et Kaboul 2021. Qu’ils se souviennent, au contraire, que la prise de Saigon aurait été suivie de la dissolution de l’Union soviétique ; battue par les États-Unis avec ses propres armes et conduit à l’implosion ici même, en Afghanistan, dans le Cimetière des Empires.