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Le pouvoir libanais s’enfonce: il dessaisit le juge Fadi Sawan de l’enquête sur l’explosion du port. Les familles des victimes réclament une enquête internationale

(Rome, Paris le 18 février 2021). La Cour de cassation a dessaisi le juge d’instruction près de la Cour de justice, Fadi Sawan, de l’enquête sur les explosions du port du 4 août dernier. Il revient à présent à la ministre de la Justice, Marie-Claude Najm, de nommer un nouveau magistrat pour mener l’instruction, et au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) d’approuver la décision de la ministre.

Cet événement majeur qui marque l’actualité libanaise, ce jeudi 18 février, intervient le jour même de la convocation par Sawan de l’ancien ministre des Transports, Youssef Fenianos, qui a refusé de se rendre devant le juge ce matin. Selon plusieurs sources, Fenianos devait être inculpé pour manquements et négligences ayant conduit à l’explosion. La décision de la Cour de cassation intervient après les plaintes déposées par deux autres anciens ministres Ghazi Zeaïter et Ali Hassan Khalil, aujourd’hui députés du mouvement chiite Amal, allié du Hezbollah, tout comme Fenianos, membre du mouvement Marada. La Cour de cassation justifie sa décision dans un document d’une vingtaine de pages dans lesquelles elle évoque certaines incompétences et complaisances du juge Sawan, qui l’ont empêché de faire la lumière sur les raisons et les responsabilités de l’explosion.

Mais les rumeurs sur un dessaisissement de Sawan se sont multipliées depuis plusieurs semaines, notamment depuis qu’il a décidé d’élargir son enquête vers la Syrie, au lendemain des révélations sur l’implication d’hommes d’affaires syriens, proches de Bachar Al-Assad, dans le trafic de nitrate d’ammonium via le port de Beyrouth, impliquant indirectement la responsabilité du Hezbollah. Au service du régime syrien, le Hezbollah et les ministres qui lui sont alliés seraient de ce fait responsables de la catastrophe, et tentent d’étouffer l’enquête de Sawan. Ils souhaitent à présent que la ministre de la Justice, proche du Courant Patriotique Libre (CPL), nomme un juge plus conciliant à l’égard du Hezbollah et de ses « agents ». D’ailleurs, le CPL a déjà soumis et verrouillé la justice.

Le limogeage de Sawan vise à l’empêcher de resserrer l’étau autour du système politico-sécuritaire mis en place par le Hezbollah. Il avait en effet convoqué l’ancien commandant en chef de l’armée, le général Jean Kahwagi (poursuivi aussi pour enrichissement personnel) en tant que témoin, et devait entendre la semaine prochaine le chef de la sécurité de l’Etat, le général Tony Saliba. Aujourd’hui, ces appels à comparaître sont désormais caducs. La suspension de l’enquête pourrait se doubler de la libération de Hassan Koraytem, directeur général du port, et de Mohammad el-Awf, chef de la sûreté et de la sécurité du port.

Cette mascarade atteste d’une part que le pouvoir libanais est pourri jusqu’à la moelle; que la justice est aux ordres du pouvoir politique représenté par Michel Aoun et son gendre Gebran Bassil, le « président de l’ombre » (Aoun ayant eu aujourd’hui 86 ans, il est de plus en plus absent et vulnérable aux manipulations de son gendre); que le pouvoir politique est soumis au pouvoir milicien et terroriste du Hezbollah; et que, pour faire la lumière sur les explosions du port, mais aussi sur tous les autres trafics organisés par le Hezbollah avec la caution des autorités vers la Syrie, il faut une enquête internationale.

Les familles des 206 victimes des explosions du port ont manifesté ce soir pour protester contre le dessaisissement du juge Sawan et contre l’ingérence de la politique en justice. Eux aussi réclament une enquête internationale. Mais toute internationalisation se heurtera à l’opposition des véritables coupables. Ce n’est pas pour rien que Hassan Nasrallah a mis en garde, mercredi soir, contre les appels à l’internationalisation de la crise, car, selon lui, toute internationalisation signifie le retour à la guerre civile.

Les Libanais sont de plus en plus convaincus qu’ils vivent une « véritable guerre mais silencieuse » et Hassan Nasrallah cherche à gagner aux points sans livrer une guerre en s’appuyant sur ses alliés, qui sont désormais qualifiés de traitres.

Human Rights Watch a vivement réagi à l’annonce de dessaisissement de Sawan, dénonçant une « parodie de justice et une insulte aux victimes de l’explosion et à tous les Libanais ». HRW estime que « Plus de six mois après la catastrophe, nous sommes revenus à la case départ ».

 

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4 Commentaires

  1. […] De fait, l’Iran ne cesse de tester Washington en Irak, au Kurdistan, au Yémen, au Liban et même au Venezuela. En l’absence de réaction ferme, l’axe irano-hezbollahi se sentirait encore plus puissant. Cette impunité pourrait surtout pousser le Hezbollah à poursuivre son terrorisme et à éliminer d’autres opposants, comme ce fut le cas depuis octobre 2004 et la tentative d’assassinat de Marwan Hamadé, suivie de l’élimination de Rafic Hariri et de toutes les autres personnalités politiques et intellectuelles libanaises. En conclusion, l’ancien diplomate craint que « l’assassinat de Loqman Slim n’en soit qu’une suite logique et que, malheureusement, les assassinats pourraient se multiplier », en bénéficiant d’un silence complice de la communauté internationale. Celle-ci est appelée à se saisir de l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth que le Hezbollah vient d’arrêter net et de démettre le juge d’instruction Fadi Sawan qui s’approchait dangereusement des responsables de la catastrophe. […]

  2. […] (Rome, 21 juillet 2021). Plusieurs députés libanais membres, entre autres, du groupe parlementaire du Futur (présidé par le Premier ministre démissionnaire Saad Hariri) ont annoncé mercredi avoir retiré leur signature d’une pétition visant à « neutraliser » le travail du juge d’instruction près la cour de justice Tarek Bitar, dans le cadre de son enquête sur la double explosion au port de Beyrouth le 4 août 2020. Le juge Bitar avait en effet demandé la levée de l’immunité des trois députés et anciens ministres Nouhad Machnouk, Ali Hassan Khalil et Ghazi Zeaïter, ainsi que de l’ex-ministre Youssef Fenianos du mouvement Al-Marada présidé par l’ex-ministre Sleiman Frangié. Pour éviter de lever l’immunité, les signataires de la pétition cherchaient ainsi à transférer le dossier à la Haute cour de justice et dessaisir ainsi le juge Bitar après le dessaisissement du juge Fadi Sawwan. […]

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