Liban: l’Eglise s’inquiète pour l’avenir. Les dessous du rapprochement entre Gebran Bassil et Nabih Berri ne rassurent pas.

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(Rome, le 10 juillet 2020). Le Patriarche maronite, le Cardinal Mar Béchara Boutros Raï, devrait accélérer le pas et mener à bien son initiative prévue dans les prochaines semaines, en direction des principales capitales occidentales, afin de les convaincre de décréter la « neutralité du Liban » et d’œuvrer dans ce sens. 

L’Eglise maronite, pilier du Liban moderne, ne peut en effet pas assister à la mort de ce pays-message, tel que décrit jadis par le Pape Jean-Paul II. Le Patriarche, quel qu’il soit, est le « Gardien » de cette terre sacrée qu’est le Liban, et Béchara Raï a vraisemblablement pris conscience du danger qui guette le pays, l’année de son centenaire. Pourtant, si le Liban dans sa forme actuelle n’a que 100 ans, cet Etat est l’héritier du Mont-Liban dont l’existence remonte à plusieurs siècles.

Béchara Raï sur les pas de ses prédécesseur

Non c’est NON avertit le Patriarche, fidèle à ses prédécesseurs, les bâtisseurs du Liban

Depuis la fondation de l’Etat-Nation maronite par le premier patriarche Saint Jean-Maroun et la « bataille fondatrice d’Amioun » en l’an 695, l’autonomie du « Mont-Liban » était jalousement protégée et gardée par l’Eglise face aux envahisseurs Ommayades, Abbassides, Fatimides, Perses et Ottomans. Toutes ces résistances étaient commandées par les patriarches maronites. Plus récemment, ils ont joué le même rôle face aux Palestiniens, Syriens et Israéliens (Nasrallah Sfeïr), après l’avoir fait contre le mandat français (Elias Howayek). Fidèle à cette tradition, qui lui vaut le titre de « détenteur de la Gloire du Liban », Béchara Raï reprend son bâton de pèlerin pour empêcher l’effondrement du pays et son annexion, directe par l’axe syro-iranien, ou indirecte par leurs agents libanais.

Le Patriarche est engagé dans une course contre la montre pour sauver le Liban, alors que le Hezbollah grignote les terres de l’Eglise comme à Lassa. Il marginalise les Chrétiens politiquement avec l’aide active de ses alliés le Président Michel Aoun et Gebran Bassil, avec l’objectif de les soumettre définitivement et d’achever le rêve de l’Empire perse, prônée par la République islamique d’Iran dont il se revendique, qui s’étendra de la Caspienne jusqu’à la Méditerranée, en passant par l’Irak et la Syrie. Seuls les Chrétiens souverainistes et à leur tête le Patriarcat maronite sont capables d’empêcher ce scénario.

L’Eglise en est consciente et son chef a lancé un appel, dimanche dernier dans son homélie, pour « briser le siège imposé à la légalité et à la libre décision nationale » par le Hezbollah et appelé au « recouvrement de la souveraineté nationale captive par le Parti de Dieu ». Il a dévoilé son plan de sortie de crise grâce à l’implication de la communauté internationale appelée à garantir la « neutralité du Liban ».

Vers un effondrement généralisé?

Béchara Raï a de quoi s’inquiéter. Le Liban n’est plus aux bords du gouffre, mais bien au fond et poursuit sa dégringolade:

  • Économiquement, la famine pointe à l’horizon et le gouvernement regarde ailleurs et refuse de négocier avec le FMI au risque de provoquer l’effondrement total. Les écoles menacent de fermer, dans le sillage des milliers d’entreprises qui ont cessé toute activité et licencié des centaines de milliers de salariés. Depuis la grande famine de 1916, c’est la première fois que plus de 60% des Libanais sont sous le seuil de pauvreté, et privés d’électricité, donc d’eau, alors que la Livre a fait un plongeon vertigineux. Un dollar vaut désormais plus de 8.000 Livres au marché noir, et 3.900 dans les échanges interbancaires.
  • Militairement, le Hezbollah constitue un Etat dans l’Etat, avec la caution de Gebran Bassil et le président Michel Aoun, pourtant ancien commandant en chef de l’armée. Ce faisant, le Parti chiite affaiblit l’armée et noyaute tous les services. Cette semaine, plusieurs photos ont circulé prouvant que des miliciens du Parti de Dieu, vêtus de l’uniforme de l’armée et utilisant ses véhicules, sont intervenus pour réprimer les manifestants. Aussi, l’armée a retiré la viande de ses menus jusqu’à nouvel ordre, après la flambée des prix des produits alimentaires. Pour les militaires, c’est le comble de l’humiliation.
  • Politiquement, le président Aoun demande l’invalidation de la loi régissant les nominations à la haute fonction publique pour se libérer des contraintes légales et constitutionnelles et promouvoir les siens. A la manœuvre, Gebran Bassil se rapproche du président du Parlement Nabih Berri qu’il a qualifié en 2018 de « bandit » (Baltagui). Il l’a visité début juillet et évoqué, pendant plus de deux heures, la démission bruyante d’Alain Bifani, leur candidat à la tête de la Banque centrale, ainsi que les enquêtes en cours concernant les fuites de capitaux et les transferts de l’argent de la corruption vers l’étranger.

Les dirigeants regardent ailleurs

Réunion de deux heures entre Bassil et Berri (2 juillet)

A cet égard, et en marge de la visite du ministre libanais des Affaires étrangères Nassif Hitti à Rome et au Vatican, cette semaine, mandaté par Gebran Bassil dans une opération de séduction, une source diplomatique nous a révélé que « Gebran Bassil et Nabih Berri ont des intérêts communs, notamment dans le secteur de l’électricité (réseaux de détournement de fuel, réseaux de générateurs, réseaux de bureaux de change…). Aussi, ils ont des objectifs communs (placer leurs partisans postes clés de la fonction publique) ». Selon notre interlocuteur, « les deux hommes auraient conclu, lors de leur conclave du 2 juillet, un accord portant sur une protection mutuelle et un partage des nominations à venir« . Notre interlocuteur avoue manquer de preuves, mais ajoute aussitôt que « chacun des deux hommes devrait détenir des informations compromettantes pour l’autre et sont conscients que la chute de l’un entraînerait celle de l’autre. Ils se protègent mutuellement ». Il est vrai que dans la rue en ébullition depuis le 17 octobre dernier, Gebran Bassil et Nabih Berri sont souvent dénoncés pour avoir constitué des fortunes colossales. Le Hirak peine à le prouver et dénonce la partialité de la Justice qui empêche toute enquête.

Des ambassadeurs sur la sellette?

Dans le même registre, notre interlocuteur souligne que « les premiers résultats de ce deal sont apparus cette semaine avec la nomination, en conseil des ministres, des membres du directoire de Electricité du Liban, sans respecter les critères de compétence« . Notre interlocuteur, qui a accompagné une partie de la visite de Nassif Hitti, révèle que la prochaine étape concerne les nominations du corps diplomatique libanais. Gebran Bassil est pressé de nommer ses propres représentants dans les capitales qui comptent. La première victime de ce mouvement serait l’ambassadeur du Liban au Vatican. D’autant plus que Farid El-Khazen est issu d’une famille traditionnellement considérée comme la « jumelle de l’Eglise » et historiquement la « protectrice de Bkerké » (le siège du Patriarcat Maronite) . D’autres ambassadeurs dans des capitales sensibles seraient visés.

Gebran Bassil est pressé de remplacer ces ambassadeurs, en commençant par Farid El-Khazen, pour neutraliser le Vatican, qui plaide pour la souveraineté du Liban et qui a « froidement accueilli son émissaire Hitti ». Il est surtout pressé par crainte d’un changement de gouvernement à Beyrouth. Comme le Hezbollah, il rejette catégoriquement l’idée d’une démission de Hassan Diab et surtout le retour de Saad Hariri à la tête de l’Exécutif. Le Patriarche Raï, investi des pleins pouvoirs par le Vatican, ainsi que l’ensemble des souverainistes libanais, sont appelés à se ressaisir et à se mobiliser pour mettre en échec le plan de Gebran Bassil et sauver le Liban avant qu’il ne soit trop tard.

Paolo S.