(Roma – avec correspondances de Beyrouth – 17 avril 2020) L’Association des Banques Libanaises (ABL) sort de son silence et met la lumière sur les tenants et aboutissants de la crise financière qui sévit au Liban, pointant un doigt accusateur contre la classe politique corrompue et irresponsable, qui a mené le pays à la faillite.
En effet, les nombreuses mises en garde contre la politique économique menée depuis près de 30 ans n’ont eu aucun effet sur la trajectoire suicidaire du Liban. Cette politique basée sur l’endettement, qui a alimenté non pas les infrastructures mais la grande corruption institutionnalisée, s’est accélérée depuis l’arrivée du Courant Patriotique Libre (CPL) au pouvoir, et plus particulièrement dans le dossier de l’Electricité du Liban, qui a coûté au Trésor plus de 20 milliards de dollars en 10 ans, soit plus de 40% de la dette publique qui frôle les 90 milliards de dollars, soit 153% du PIB), sans que le courant ne soit rétabli. Cette classe politique, contrôlée par le Hezbollah, tente depuis le début de la contestation du 17 octobre dernier, de canaliser la colère du peuple contre les banques et plus particulièrement la Banque centrale, dont la tête de son gouverneur est « mise à prix », pour avoir appliqué les sanctions américaines sur le Hezbollah.
L’objectif du Parti iranien au Liban est pourtant simple à déceler : il cherche à éjecter le Gouverneur Riad Salamé, à restructurer le secteur bancaire pour mieux contrôler le nerf de la guerre. Une fois cet objectif atteint, il connecte le secteur bancaire au réseau iranien pour servir de poumon économique à la République islamique et à son appendice syrien. Il contrôle aussi le budget de l’Etat et particulièrement celui de l’armée, pour mieux la contrôler. C’est l’objet du bras de fer actuel au sein du gouvernement et de la classe politique libanaise autour des nominations des quatre vice-gouverneurs de la Banque centrale, qui permettent à leur parti respectif de contrôler Salamé jusqu’à la fin de son mandat en 2022.
La manœuvre du Hezbollah et de la classe politique qui lui est affiliée a failli réussir, comme en attestent les nombreuses manifestations, souvent violentes, devant et à l’intérieur des agences bancaires du Liban, pour dénoncer les mesures restrictives des retraits et la rareté des liquidités, et surtout du dollar. Mais voilà enfin que l’Association des Banques Libanaises qui sort de son silence pour mettre les politiques devant leurs responsabilités dans la crise actuelle.
Dans un document rédigé le 17 avril (en arabe, français et anglais), l’ABL souligne qu’il « était du devoir des banques de faire preuve de franchise à l’égard de leurs clients, de leur expliquer les raisons fondamentales de la crise de liquidité, de se battre pour protéger leurs dépôts, et de souligner leur attachement à la préservation d’une économie libérale garantie par la Constitution. Une économie libérale permet en effet au secteur privé de continuer à croître avec l’autonomie et l’esprit d’entrepreneuriat qui l’ont toujours caractérisé. »
Dans une première salve indirecte contre l’Etat, les banques « présentent leurs excuses aux déposants qui subissent des restrictions dans l’accès à leurs dépôts et qui ont le sentiment, à juste titre, d’avoir à mendier un droit qui leur est pourtant dû, et ce en raison de l’incapacité de l’Etat à rembourser ses dettes. » Après ce tir indirect, les banques visent directement les politiques en « présentant leurs excuses pour avoir accordé des prêts à l’Etat (…) et regrettent d’avoir cru que les équipes gouvernementales successives, qui s’engageaient continuellement à entreprendre des réformes, assumeraient enfin leurs responsabilités vis-à-vis du citoyen. »
La troisième salve est sans concession : « Nous voilà, aujourd’hui, pris au dépourvu parce que le citoyen réalise que son Etat ne peut pas faire face à ses engagements financiers (…). Le pouvoir politique prétend que les bénéfices réalisés par les banques ont contribué au gaspillage des deniers publics. La réalité est que les banques ont réinvesti durant trois décennies plus de 75% des bénéfices générés afin de consolider leurs capitaux dans ce secteur qui était, durant toute cette période, l’épine dorsale du développement des secteurs commercial, industriel, touristique et de l’habitat. Le pouvoir politique a déformé l’image positive et la réelle contribution du secteur bancaire en lui reprochant les taux d’intérêt élevés. Mais les politiques semblent ignorer que les taux d’intérêt bancaires baissent en période de stabilité politique et augmentent à chaque fois que cette stabilité politique intérieure est mise à mal et que les tiraillements, les joutes verbales et les polémiques stériles se multiplient« .
L’ABL ne s’arrête pas en si bon chemin. Elle poursuit son réquisitoire sans appel contre le pouvoir politique : « La vérité est que c’est ce pouvoir politique qui, à travers les gouvernements successifs, a mal disposé des fonds empruntés auprès des banques, desquels les dépôts font partie, et a fini par les dilapider. Le voilà qui tente aujourd’hui, après avoir décidé de fuir ses responsabilités en tant que débiteur du fait de l’incapacité de l’Etat à régler ses dettes, d’incriminer le créancier qui lui a accordé des prêts, portant du même coup atteinte aux droits des déposants. Pourtant, si le secteur bancaire n’avait pas assuré à lui seul la responsabilité de la stabilité monétaire, financière, économique et sociale durant trois décennies, le pays aurait sombré dans la crise depuis longtemps. »
Le plaidoyer hiérarchise aussi les priorités du moment : « Il faut régler au plus vite la crise sévère de liquidité à travers des mesures visant à recouvrer la confiance. Ces mesures devraient aboutir tôt ou tard à ce que tous rendent des comptes, à tous les niveaux et sur des bases légales saines (…). Il est surprenant que ceux qui détiennent le pouvoir de décision tentent de mettre la main sur les avoirs des citoyens au lieu d’initier un dialogue avec les déposants et les banques en charge de ces dépôts, afin de parvenir à une solution qui préserve leurs droits, comme présenter des entreprises publiques rentables en garantie pour les déposants et les banques« .
Et de poursuivre: « Il n’est pas rationnel, ni dans l’intérêt national, d’exploiter la crise de liquidité qui trouve son origine dans une mauvaise gouvernance politique, dans le but de modifier l’identité économique de notre pays et de permettre à l’Etat de mettre la main sur le secteur bancaire. Il n’y a pas d’économie libre sans un secteur privé libre, dont la pierre angulaire est le secteur bancaire. » L’ABL pointe ainsi sans le nommer le programme sournois du Hezbollah de transformer l’identité du pays et son économie au profit de l’Iran.
En substance, l’ABL dénonce les échecs de l’Etat à administrer le secteur public victime de vieillissement, de recrutements électoralistes, de non-productivité, de mauvaise gestion et de coût du secteur public exorbitant. L’ABL préconise une liste de solutions et affirme que « les banques sont déterminées à préserver tous les dépôts bancaires, dans le respect du droit garanti par la Constitution à chaque déposant. Elle met le doigt sur la plaie et affirme que « le pouvoir politique doit se porter garant des dettes de l’Etat et tenir ses engagements en entamant le processus de réformes et de restructuration radicale du secteur public, à commencer par l’application des lois en vigueur et la restauration du pouvoir judiciaire, afin de créer un environnement favorable et encourager le secteur privé à prendre des initiatives et à investir de nouveau. Pour ce faire, il incombe au pouvoir politique de commencer à se reformer lui-même avant tout, de ne pas se contenter de paroles ou de slogans et d’appliquer concrètement les réformes économiques nécessaires afin de recouvrer la confiance des déposants et des investisseurs. »
Après avoir rappelé que la corruption était profondément enracinée dans l’administration et le secteur public, l’ABL affirme que « la crise en est la plus grande preuve. La solution à la crise sévère de liquidité, tout comme sa cause, est d’abord politique avant d’être économique ou bancaire. Il est donc irrationnel que le pouvoir cherche à fuir le problème et se dérobe à ses responsabilités en ayant recours à une législation anticonstitutionnelle qui pourrait le réconforter pendant quelques temps mais qui modifierait le régime économique libre et anéantirait définitivement la possibilité d’une prospérité du Liban ainsi que l’avenir des nouvelles générations« .
Ce plaidoyer lève enfin le voile sur les véritables raisons de la crise, sur ses conséquences immédiates et à venir. Pourvu que les Libanais le comprennent et cessent de s’en prendre aux banques et à la Banque centrale qui n’a fait qu’appliquer les décisions politiques prises par ceux-là même que les Libanais ont élus. A cet égard, la responsabilité du peuple n’est pas mentionnée dans le document de l’ABL. Les banques auraient pu rappeler ceux qui subissent la crise de plein fouet qu’ils avaient touché 100 dollars pour élire leur député pour 4 ans. C’est peut-être là la clé de voûte de la solution. Mais ce bras de fer désormais public entre le Hezbollah et les banques risquent de dégénérer, car les Libanais se souviennent qu’en juin 2016, une voiture a explosé contre une agence de la BLOM Bank à Beyrouth. Ce fut, selon des sources libanaises, le premier avertissement public adressé par le Parti de Dieu à cet établissement et au secteur en général pour les dissuader de coopérer avec l’Occident en matière de lutte contre le blanchiment, les trafics et le financement du terrorisme, trois principales caractéristiques du Hezbollah, selon ses détracteurs.
Magdi W.