(Rome, 10 novembre 2025). La suspension du projet de base navale russe sur la mer Rouge place le Soudan au cœur d’un nouvel affrontement géopolitique entre grandes puissances. Moscou, Washington, Ankara, Téhéran et Tel-Aviv rivalisent d’influence dans un pays ravagé par la guerre civile, cherchant chacun à s’assurer un point d’appui stratégique sur l’une des routes maritimes les plus importantes du commerce mondial
L’ambassadeur de Russie à Khartoum, Andreï Tchernovol, a annoncé aujourd’hui la suspension du projet de construction d’une base navale russe sur la côte soudanaise de la mer Rouge. Dans un entretien accordé à l’agence de presse «RIA Novosti», le diplomate a ajouté que «les progrès dans ce dossier ont été temporairement interrompus» en raison de la détérioration de la situation sécuritaire au Soudan, théâtre d’une guerre civile sanglante depuis près de deux ans entre les Forces armées soudanaises (FAS) et les Forces de soutien rapide (FSR). Cette annonce marque un nouveau revers pour un projet qui avait déjà rencontré de nombreux obstacles depuis le début du conflit, comme le rapporte l’agence italienne «Nova News».
Un premier accord visant à créer un «point d’appui logistique» pour la marine russe avait été conclu en 2017, sous la présidence d’Omar al-Bachir. Par la suite, en novembre 2020, les deux gouvernements ont signé un accord préliminaire (d’une durée de 25 ans) pour établir au Soudan ce qui a été décrit comme une plateforme logistique navale russe dans ce pays. Cette plateforme devait pouvoir accueillir jusqu’à 300 militaires et quatre navires de guerre, dont des bâtiments à propulsion nucléaire. Cependant, en raison de la lenteur bureaucratique et des bouleversements politiques au Soudan (notamment le renversement d’al-Bachir en 2019, le coup d’État militaire d’octobre 2021 et le déclenchement du conflit civil en avril 2023) le projet est resté au point mort et n’a jamais été ratifié par le Parlement soudanais, depuis dissous.
Le projet de construction d’une base russe sur les côtes soudanaises de la mer Rouge alimente depuis longtemps de nombreuses spéculations. La mer Rouge constitue en effet une voie stratégique essentielle pour le commerce mondial, ainsi qu’un point chaud sur le plan géopolitique. Pour la Russie, disposer d’une présence dans cette zone revêt une importance cruciale, surtout depuis la chute du régime syrien de Bachar al-Assad, un proche allié de Moscou, et le risque induit de perdre un bastion stratégique comme la base militaire de Tartous, qui a longtemps constitué le principal point d’appui russe en Méditerranée.
C’est dans cette optique que, selon des sources citées par plusieurs médias internationaux, des responsables russes se sont rendus ces derniers mois à Port-Soudan, devenue la capitale de facto du Soudan depuis le début du conflit, afin de renforcer leurs liens avec les autorités soudanaises. Si, au début des hostilités, le Kremlin soutenait les Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohamed Hamdan Dagalo, «Hamidati», avec lesquelles il avait tissé des liens étroits pendant des années dans le cadre de l’exploitation des mines d’or du Darfour, la position de Moscou (jamais officialisée) semble avoir évolué ces derniers mois, s’orientant progressivement vers un soutien plus direct aux Forces armées soudanaises, en raison des intérêts stratégiques de la Russie en mer Rouge.
Mais la Russie n’est pas le seul acteur intéressé par une implantation stratégique dans la région. La Turquie, en premier lieu, a signé en décembre 2017, lors de la visite du président Recep Tayyip Erdogan au Soudan, un accord avec le président Al-Bachir pour la reconstruction de la ville portuaire ottomane de Suakine, sur la côte de la mer Rouge. Cet accord prévoyait la réhabilitation du port et de la ville antique à des fins civiles (tourisme, pèlerinages à La Mecque), ainsi que la construction d’un quai pour les navires civils et militaires, et la concession à long terme de l’île, ou d’une partie de celle-ci, à la Turquie.
Un autre acteur fortement intéressé par l’établissement d’une garnison sur la côte soudanaise de la mer Rouge : l’Iran. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, comme la Turquie, Téhéran soutient l’armée soudanaise depuis 2023, année où les deux pays ont établi leurs relations diplomatiques. Depuis lors, selon de nombreuses sources, Téhéran avait fourni aux Forces armées (FAS) des drones, notamment des modèles comme le Mohajer-6 et l’Ababil-3, utilisés lors d’opérations contre les Forces de soutien rapide (FSR), soutenues par les Émirats arabes unis. Ce soutien iranien, d’après plusieurs analystes, a largement contribué à un rééquilibrage de la situation sur le terrain, permettant à l’armée de reprendre la capitale, Khartoum.
Par ailleurs, selon un article du «Wall Street Journal» paru en février 2024, l’Iran aurait proposé au Soudan des armements sophistiqués, dont un navire de guerre équipé d’hélicoptères, en échange de l’autorisation de construire une base navale permanente sur la côte soudanaise de la mer Rouge. Une telle base aurait permis à Téhéran de surveiller le trafic maritime à destination et en provenance du canal de Suez et d’Israël. Toujours selon ces sources, le gouvernement soudanais aurait cependant rejeté cette proposition afin d’éviter de compromettre ses relations avec les États-Unis et Israël, avec lesquels il a récemment cherché à améliorer ses relations.
Les États-Unis et Israël sont d’ailleurs les deux autres acteurs intéressés par l’établissement d’une présence stratégique sur la côte de la mer Rouge : pour Washington, l’objectif est d’empêcher les puissances rivales (principalement la Russie et la Chine) de consolider une présence militaire capable de menacer ces voies de communication. Pour Tel-Aviv, en revanche, une telle présence permettrait de contrôler un front stratégique dans la guerre de l’ombre qui l’oppose à l’Iran, de lutter plus efficacement contre le trafic d’armes et de drones soutenant les Houthis pro-iraniens au Yémen, et de garantir la sécurité de ses routes commerciales et de ses approvisionnements énergétiques.
C’est dans ce contexte que des sources de presse ont récemment rapporté que des discussions sont en cours entre l’administration américaine et les autorités soudanaises afin de parvenir à un accord prévoyant l’ouverture d’une ambassade israélienne et d’un quartier général du Mossad au Soudan, en échange de la suspension de la construction de la base militaire russe et de la construction, à sa place, d’une base navale américaine.
C’est dans cette optique qu’à la fin du mois d’octobre, le chef du Conseil souverain soudanais, Abdel Fattah al-Bourhan, a dépêché à Washington son ministre des Affaires étrangères, Mohyi El-Dine Salem, accompagné du chef du renseignement militaire, Ahmed Ali Sabir, et du secrétaire spécial du chef du Conseil souverain, Amr Abou Obeida.
Selon la version officielle du ministère soudanais des Affaires étrangères, la visite avait pour but de renforcer les relations bilatérales et la coopération avec Washington, à «faire progresser le dialogue sur les questions d’intérêt commun, notamment le soutien à la paix au Soudan», à «renforcer la coopération économique et humanitaire» et à «examiner les possibilités de reconstruire les relations sur la base du respect mutuel et d’intérêts partagés».
Cependant, selon des sources proches du dossier, les discussions auraient porté sur un échange incluant la désignation par les États-Unis des Forces de soutien rapide (FSR) comme «organisation terroriste», en contrepartie d’une normalisation complète des relations entre Israël et le Soudan (déjà signataire des accords d’Abraham en 2021). De leur côté, les autorités soudanaises ont aussi demandé à Washington d’exercer davantage de pression sur les Émirats arabes unis afin qu’ils mettent fin à leur soutien aux FSR.
Cette information n’a toutefois pas encore été confirmée officiellement. Interrogé par l’agence «Nova» à ce sujet, un porte-parole du département d’État américain n’a pas confirmé les rumeurs, se contentant de préciser que l’administration Trump poursuit des «discussions directes» avec les acteurs présents au Soudan «à tous les niveaux» afin de «favoriser une paix durable» qui puisse garantir l’accès à l’aide humanitaire et soulager les souffrances de la population. Si elle venait à être confirmée, cette indiscrétion pourrait toutefois ouvrir la voie à des développements inattendus dans le conflit soudanais.