Le point américano-qatari sur Al-Jazeera, au-delà de l’info-guerre

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(Paris, Rome, 31.10.2023). Les activités diplomatiques impliquant le Qatar dans le conflit entre Israël et le Hamas impliquent également des demandes (américaines et autres) d’un plus grand contrôle que Doha devrait avoir sur la couverture de la situation par la chaine

Depuis quelques jours, on parle de la demande par laquelle le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, a appelé le Qatar à modérer la couverture par Al-Jazeera de la guerre d’Israël contre le Hamas. Il s’agit d’un débat technique impliquant plus d’initiés (journalistes, décideurs politiques et hommes politiques internationaux) que de citoyens. Mais il est intéressant parce que ses effets affecteront les masses et les perceptions des communautés.

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Les préoccupations de l’administration Biden sont simples : elle craint en effet que la chaîne n’enflamme l’opinion publique et n’augmente les risques d’un conflit plus large. Al-Jazeera, une chaine puissante, bien structurée et parfaitement informée : elle a des interlocuteurs partout dans le monde, des reporters sur le terrain dans tous les continents. Dans une phase historique où les perceptions des citoyens guident l’opinion publique autant que le débat politique, influençant fortement l’action des gouvernements (en constante recherche de consensus et de stabilité), la couverture journalistique est cruciale. D’autant plus si ces perceptions sont continuellement altérées par des activités de désinformation instinctives et des campagnes psychologiques suffisamment documentées, écrit Emanuele Rossi dans son décryptage dans le quotidien «Formiche».

Dans la guerre de l’information entourant le conflit israélo-palestinien, Al-Jazeera est une puissance. Et le lien direct avec les dirigeants de Doha fait automatiquement du Qatar une puissance, capable d’utiliser l’information comme un atout stratégique au même titre que les bombes. Ce n’est pas un hasard si David Barnea, le chef du Mossad, les services secrets étrangers israéliens, s’est rendu ces derniers jours dans la capitale du Golfe. Doha, principal bailleur de fonds international de la bande de Gaza, négocie la libération de plus de deux cents otages toujours aux mains du Hamas, mais Barnea pourrait aussi avoir parlé du rôle de l’émirat dans le récit autour du conflit et d’Israël.

Le premier à écrire que Blinken aurait évoqué la question de la couverture de la chaîne satellitaire avec le premier ministre qatari, Cheikh Mohammed ben Abdel-Rahman ben Jassim al-Thani, a été Axios. Ensuite, Blinken aurait révélé la demande lors d’une réunion avec des dirigeants juifs américains : autrement dit, le chef des relations internationales américaines, qui a passé une dizaine de jours au Moyen-Orient dès que la crise a éclaté suite à la tristement célèbre attaque du Hamas, aurait placé la demande parmi les priorités de sa campagne diplomatique.

Al Jazeera est l’une des rares organes de presse à disposer d’un bureau opérationnel à Gaza, ce qui lui permet de rendre compte de l’impact destructeur des bombardements israéliens intenses sur le territoire (qui, selon le ministère palestinien de la Santé, ont à ce jour, tué plus de 8.000 personnes, dont près de trois mille mineurs). Son impact sur le monde arabe est extrême. Pour être plus clair : cette semaine, le correspondant en chef d’Al-Jazeera dans la bande de Gaza, Wael al Dahdouh, s’est retrouvé au cœur de l’actualité, lorsque toute sa famille a été tuée lors d’une frappe aérienne israélienne sur une maison du camp de réfugiés de Nousseyrat, où ils avaient déménagé après l’avertissement d’Israël (le 13 octobre, le gouvernement Netanyahu avait demandé aux habitants de quitter le nord de Gaza).

Il s’agit d’une histoire tragique qui donne une idée du poids que peuvent avoir sa couverture et ses reportages. Al-Jazeera en est parfaitement consciente. Dans une association de reportage/journalisme et de fascination, la chaîne a diffusé des images d’Al Dahdouh s’effondrant de douleur alors qu’il regardait le corps de son fils dans la morgue d’un hôpital. Sa femme, sa fille et son petit-fils ont également été tués dans l’attaque de mardi dernier, ainsi que 21 autres personnes. «Ils se vengent de nous, de nos enfants», a déclaré al-Dahdouh, à genoux autour de son fils. Dans un communiqué, la chaîne a déclaré qu’elle «condamne fermement l’attaque aveugle et le meurtre de civils innocents à Gaza, qui ont entraîné la perte de la famille de Wael al Dahdouh et d’innombrables autres personnes».

Il convient de rappeler que l’histoire de Shireen Abou Akleh, une autre journaliste d’Al-Jazeera, tuée l’année dernière alors qu’elle couvrait un raid israélien en Cisjordanie, est toujours d’actualité. À cette occasion, l’armée israélienne a admis plus tard qu’il y avait une « forte probabilité » qu’elle ait abattue par un soldat, après avoir initialement insisté sur le fait qu’elle avait été tuée par des tirs palestiniens. Des enquêtes indépendantes affirment qu’elle a été délibérément abattue.

Al-Jazeera Media Network, financé par la famille royale du Qatar, insiste sur son indépendance éditoriale. Mais le réseau est largement considéré par les gouvernements étrangers comme un instrument de soft power pour la monarchie du Golfe, comme le souligne Philip Seib, journaliste et expert en diplomatie publique et relations internationales, vice-doyen de l’Université de Californie du Sud et auteur du grand livre sur le sujet («Al-Jazeera Effect», 2008). Par le passé, par exemple, les activités d’information d’Al-Jazeera ont été parmi les principales causes de l’isolement du Qatar imposé par l’Arabie saoudite, l’Égypte, les Émirats arabes unis et Bahreïn. Une couverture moins agressive à l’égard des autres royaumes du Golfe fait partie des éléments convenus dans le cadre de la « réconciliation d’Al-Oula » qui a conduit Doha à rouvrir ses relations avec les autres pays de la région.

La semaine dernière, le gouvernement israélien a approuvé des mesures d’urgence qui conduiront à la fermeture du bureau de la chaine en Israël, au motif que ses émissions font la promotion du Hamas et constituent une « incitation ». La mesure doit encore recevoir l’approbation finale du cabinet de sécurité. Il s’agit d’une mesure extrême, mais il faut tenir compte du fait qu’Israël est un pays en guerre et prend des décisions liées à ce contexte. D’autre part, Al-Jazeera, notamment dans le monde arabe, est considérée comme une source faisant autorité sur la guerre en cours parce qu’elle a continué à se concentrer sur le conflit israélo-palestinien même après que d’autres médias arabes aient réduit leur couverture. C’est ce même monde arabe qui a eu instinctivement une réaction qui n’était pas particulièrement pro-israélienne.