Le silence des talibans sur la crise entre Israël et le Hamas

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(Rome, Paris, 28.10.2023). Dans l’affaire complexe et tragique qui frappe à nouveau le Moyen-Orient depuis le 7 octobre, le soulèvement d’al’«Oumma entre le Maghreb, l’Asie et l’Afrique en a été la conséquence macroscopique la plus évidente : des places débordant de partisans de la cause palestinienne à Istanbul comme à Beyrouth, Tunis, Amman, Téhéran, Tripoli, pour n’en citer que quelques-unes. Mais dans le panorama politique du monde islamique, après presque trois semaines, il y a un grand absent : l’Afghanistan des talibans.

Le silence des dirigeants talibans

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Leur chef Haibatoullah Akhoundzada s’est montré particulièrement prudent et silencieux face aux événements qui ont conduit à un nouvel affrontement entre Israël et le Hamas. Son numéro 2, le mollah Mohammad Hassan, et la pléthore d’auxiliaires divers qui l’accompagnent, les ont confortés dans cette réticence. Bien qu’Akhoundzada soit le moins « social » des dirigeants afghans, cela n’a jamais empêché les talibans de faire de leur propagande sur les ondes des plateformes où ils véhiculent habituellement leurs messages. Une attitude Pilatesque qui rappelle vaguement les premiers instants de la guerre en Ukraine, lorsque les médias du monde entier avaient pointé du doigt avec moquerie les messages des talibans, qui réclamaient paix et modération. Mais cette fois, il y a plus ; une volonté spécifique de ne pas s’impliquer dans les affaires du Moyen-Orient, même si leur encombrant voisin, l’Iran, est en première ligne dans la guerre contre Israël. À tel point que le seul à rompre le silence a été le ministre de l’Intérieur par intérim, Sirajouddin Haqqani, un homme très en vue du gouvernement américain, qui a déclaré : « Nous n’interférons pas dans les affaires intérieures des autres, mais nous avons une sympathie fondée sur la foi envers les musulmans. « Sympathie », donc. Une déclaration aussi stérile que singulière, si l’on considère que la lutte pour la Palestine est l’expression paradigmatique de la bataille existentielle de l’Islam. De plus, le 10 octobre dernier, quelques heures après l’attaque du Hamas, le groupe a déclaré qu’il n’enverrait aucun combattant à Gaza et qu’il ne participerait à aucune activité dans la région, nous explique Francesca Salvatore dans son analyse dans le quotidien «Inside Over».

L’attitude des « nouveaux talibans » à partir de 2021

Au-delà de la quantité de messages reçus par les talibans, qui selon certains analystes est comparable à celle d’autres situations, la qualité montre un autre aspect de l’histoire. Les talibans n’ont en effet aucun lien formel avec le Hamas et limiteraient donc leur soutien au seul peuple palestinien. Toutefois, dans les quelques messages épars condamnant le siège de Gaza par Israël, la rhétorique habituelle d’un groupe qui a souvent invoqué le soutien divin dans la lutte contre l’Occident et son bras armé, l’OTAN, semble absente. Il est curieux de ne pas profiter d’une opportunité tentante, telle que l’escalade dans la région, pour ne pas déclencher les refrains habituels des talibans depuis 2001.

Dans cette considération, il faut cependant rappeler qu’entre ces (anciens) talibans et ceux-ci, presque une génération s’écoule : comme nous l’avions analysé au lendemain du retrait des Américaine d’Afghanistan, les pourcentages de leur ADN ont changé. Dans les années 1990, le groupe était principalement composé de fondamentalistes islamiques, animés par le désir de vengeance contre l’Occident, refuge obtus dans l’Islam pour un monde qui n’a jamais connu le concept d’État. Aujourd’hui, il reste encore une bonne dose de cette matrice coranique, mais elle n’est plus le moteur de leur action, tout au plus un outil. Et par conséquent, les nouveaux talibans n’ont guère intérêt à se lancer dans d’épuisantes batailles cosmopolites : le djihad ne leur apporte aucun avantage pratique, autant renoncer à la sainteté islamique et jouer à un nouveau jeu qui passe par le retrait américain et les ambitions russes et chinoises.

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Des voix afghanes pointent du doigt les talibans

Une attitude qui est tout aussi risquée à l’intérieur du pays. De nombreux anciens dirigeants afghans et personnalités influentes ont « réprimandé » les talibans pour la vacuité de leurs réponses. Parmi eux, l’ancien gouverneur de la province de Balkh, Ata Mohammad Noor, qui a publié une vidéo contenant un audio dans lequel une voix de femme appelle les talibans à défendre Gaza.

Une voix féminine, Mariam Solaimankhil, une parlementaire afghane, s’est jointe au chœur des critiques, exhortant les talibans à se joindre à la lutte palestinienne. Un tweet singulier de ses propos sur un document, non encore vérifié, qui empêcherait la direction idéologique des moudjahidines d’abandonner le pays pour aller combattre à Gaza. Une interdiction qui serait sanctionnée par la loi. La parlementaire s’en prend à cette prétendue mesure, accusant « le vrai visage des talibans » de n’être bons qu’à « tuer des Afghans ».

Taliban contre Hamas : les interprétations de l’Islam et l’ombre de l’EI-K

L’enjeu est d’abord idéologique : le Hamas reçoit des financements et un soutien militaire de l’Iran chiite et les talibans l’acceptent avec beaucoup de difficulté. Deuxièmement, les accords de Doha de 2020 engagent les talibans à empêcher l’émergence de toute menace contre les États-Unis ou leurs alliés en Afghanistan. Cela implique que les tirades et les invectives, bien qu’elles ne constituent pas un soutien logistique (qui entraînerait la violation des accords), pourraient remettre en question le statu quo atteint au cours de l’été d’il y a deux ans : un casse-tête que Washington, à l’heure actuelle, ne veut jamais avoir et qui ne ferait que nuire aux dirigeants de Kaboul et à les isoler davantage.

Mais il existe un autre épouvantail qui joue sur les peurs des talibans : ce qu’on appelle Etat islamique-Khorāsān (EI-K), la branche afghane de l’État islamique. La variante afghane de l’Etat islamique a une genèse relativement récente et a rassemblé des adeptes au cours des sept dernières années, étant la signature des principales attaques contre la capitale Kaboul, «disputant» aux talibans des cibles militaires et civiles. Cette division découle de rivalités à l’intérieur du pays, fondées sur des divergences avec les Pachtounes, coupables de négocier avec la CIA et l’Occident tout entier. De plus, la branche K de l’État islamique suit une interprétation strictement salafiste de l’Islam. La naissance du groupe a eu lieu dans la province du Khorāsān, à la frontière avec le Pakistan, où de nombreux commandants déserteurs des forces talibanes ont choisi le drapeau noir. Contrairement aux talibans, EI-K avait manifestement exprimé son intention de lancer des attaques contre les puissances occidentales. De plus, EI-K n’a pas soutenu le Hamas en raison de ses liens avec l’Iran : le risque est donc qu’une action des talibans corresponde à une contre-action, tant dans le sens de la solidarité (une solidarité retrouvée, mais aussi de convenance) soit encore comme une remise en cause des acquis du Hamas en planifiant quelque chose d’encore plus nuisible que ce qui s’est passé en Israël. Des hypothèses qui dépendent aussi de l’étendue de la force du groupe K, qui reste encore inconnue.