(Rome, Paris, 22.01.2023). Alliés oui, succubes et/ou idiots non. C’est en quelques mots le message que Paris a lancé à Washington par la bouche du général Aymeric Bonnemaison, patron de la cyber-défense (COMCYBER). Lors de l’audition à huis clos tenue devant la commission de défense du Parlement transalpin en décembre dernier et rendue publique cette semaine, le vaillant officier a exprimé toutes ses perplexités face au travail très intense du renseignement américain en Europe. Selon lui, les Américains ont une attitude « relativement agressive » dans plusieurs pays et leurs opérations pour contenir, du moins selon la version du Pentagone, les soi-disant intrusions russes « sont discutables », comme le rapporte le quotidien italien «Inside Over».
Un langage doux et prudent qui ne cache pas une sérieuse inquiétude. En effet, le général a attiré l’attention des parlementaires sur l’envahissement «bien ancré» des cyber-espions américains dans les Etats d’Europe de l’Est. Sous prétexte de « combler un vide », les encombrants alliés d’outre-Atlantique se sont emparés des données sensibles des nations hôtes, mettant en place une manœuvre technologique « qui mène loin ». C’est « une protection très marquée, absolument synergique avec leurs intérêts politiques et diplomatiques », a conclu le Général Bonnemaison.
Une sonnette d’alarme pour Paris. Depuis quelque temps, les chefs des forces armées considèrent le délicat secteur cyber comme vital pour la sécurité nationale (ce n’est pas un hasard s’il figure parmi les priorités du nouveau planning militaire gaulois) et les différents locataires de l’Elysée ont pressé, peut-être sur des tons différents mais toujours avec détermination, leurs partenaires continentaux pour renforcer les capacités européennes de cyber-défense avec la création de groupes multinationaux d’intervention, mais Bruxelles a toujours préféré passer sous silence l’épineuse question et n’a commencé à en discuter qu’en novembre dernier.
Pendant ce temps, les États-Unis ont agi rapidement et sans scrupule. Comme publié fin 2022 par le Pentagone, depuis 2018 le « Cyber Command » a mené plus de 30 opérations dans 18 pays européens. Avant le déclenchement de la guerre russo-ukrainienne, de nombreuses «Hunt Forward Operations» (opérations de chasse d’avant-garde, HFO) ont été approuvées et conclues en Estonie, au Monténégro, en Macédoine du Nord, en Lituanie et en Croatie, le tout dans le cadre d’une stratégie de « défense avancée et d’engagement soutenu » visant à protéger les réseaux américains « en opérant le plus près possible des activités adverses ».
Le HFO le plus important et le plus massif a évidemment été réalisé en Ukraine, où, pendant des années, une équipe de spécialistes de l’US Navy et de la CIA a travaillé intensément afin de sécuriser et blinder les réseaux de Kiev contre d’éventuelles cyberattaques depuis Moscou. Toujours selon les voisins transalpins, les spécialistes ont utilisé (et continuent d’utiliser) l’aide technologique massive de Google et Microsoft, dans leur travail.
Certes, depuis le début du conflit, les deux titans du web ont dépensé des sommes colossales pour soutenir le régime de Zelensky, et il y a quelques semaines le vice-président de Microsoft Brand Smith promettait un « cadeau de Noël » de 100 millions de dollars (92 millions d’euros… ), le motivant comme un généreux « complément à l’aide déjà fournie par notre entreprise, qui a déjà pris en charge des données ukrainiennes sensibles en les stockant dans des endroits sûrs à l’extérieur du pays ».
Ainsi, à côté de l’historique « parapluie nucléaire » américain, se dessine également un « parapluie cybernétique » inédit qui sera géré, sous la direction du Pentagone, par une poignée d’entreprises privées pour protéger, tout en contrôlant leurs secrets les plus délicats, les alliés les plus faibles ou les moins conscients. Une perspective qu’au moins les Français n’aiment pas du tout. D’où leurs inquiétudes quant à leur souveraineté (et celle des autres) et leurs suspicions croissantes quant aux mouvements du « Cyber Command » américain sur le Vieux Continent. En bref, la confirmation que l’on peut être un allié sans renoncer à la défense de ses intérêts nationaux.