La guerre de Poutine en Ukraine vue par le général Claudio Graziano

1
609

(Paris, 10 juillet 2022). Nous publions un extrait de «Mission» (Luiss University Press), le livre dans lequel le général Claudio Graziano, ancien président du Comité militaire de l’Union européenne et (ancien) chef d’état-major de la défense et de l’armée, s’entretient avec Marco Valerio Lo Prete, rédacteur en chef du Tg1-Rai, sur le changement du contexte international, de la guerre froide à la défense européenne

Alors que l’Europe était aux prises avec ces « menaces hybrides » alimentées par Moscou même en Afrique, le président Poutine a déclenché le 24 février 2022 la plus classique des guerres aux portes de l’Europe, une invasion terrestre qualifiée par euphémisme d’«opération spéciale», en réalité une attaque délibérée contre la souveraineté d’un autre État. Plusieurs indicateurs ont mis en évidence ce risque, souligne Marco Valerio Lo Prete dans les colonnes du quotidien italien «Formiche».

Déjà, à partir de 2020, un repositionnement progressif et massif des forces russes aux frontières avec la Biélorussie et avec l’Ukraine avait eu lieu, ainsi que des exercices à grande échelle qui constituent une partie prédominante de ce que la doctrine russe appelle « la période initiale de guerre ». Contrairement à ce qui s’était passé quelques mois plus tôt en Afghanistan, les services de renseignement américains avaient longtemps averti des intentions de Poutine, mais nous ne voulions pas croire qu’une invasion avec des chars, donc une guerre traditionnelle, puisse réellement être menée en Europe, contre l’Europe.

Le plan A de Poutine prévoyait une campagne « rapide, économique et facile » faisant appel à des forces légères et aéroportées pour s’emparer de Kiev ainsi que d’autres points clés, capturer les dirigeants de gouvernement et imposer un compromis politique à l’Ukraine, à savoir la mise en place d’un gouvernement ami, pour ne pas dire fantoche.

Selon les premières prédictions de Poutine, Kiev aurait dû tomber immédiatement, mais cela ne s’est pas produit grâce (entre autres) à la résistance ukrainienne.

A lire sur ce sujet : Le voyage secret qui a sauvé Kiev de l’assaut russe

Au cours des premières quarante-huit heures, les pertes des russes au combat ont indiqué aux commandants que ce plan avait échoué. Les héritiers de l’Armée rouge qui, depuis des années, manœuvraient et se préparaient aux frontières de l’Ukraine pour «une opération militaire spéciale», ont été stoppés grâce à ce que l’on peut décrire sans détour, l’héroïque résistance ukrainienne.

D’où la nécessité de passer à un plan B, mais ils ont décidé de le mener sans injection massive de forces supplémentaires. Après quelques jours de guerre, le plan B n’a pas fonctionné non plus. Il est vrai qu’ils ont lentement gagné du terrain et qu’ils continuent à le faire chaque jour, mais à un coût considérable en termes de personnel et de matériel.

En résumé, la Russie (au moment de la rédaction de ces lignes) n’a pas encore atteint ses principaux objectifs militaires au nord, à l’est ou au sud. Elle mène des offensives simultanées dans des parties différentes et déconnectées de l’Ukraine. Elle a engagé toutes les forces militaires dont elle disposait pour l’Ukraine dans ces missions et a désormais la nécessité opérationnelle d’alterner les troupes au combat.

La doctrine militaire définit cela comme « le point auquel il n’est plus possible de poursuivre l’attaque et où la force doit envisager un retour à une position défensive ou de tenter une pause opérationnelle ». En ce moment-même (la rédaction de ces lignes), tout porte à croire que les activités de guerre se poursuivront pendant quelques semaines, mais il est désormais clair que la tentative de «blitzkrieg» (guerre éclair) a échoué. Malheureusement, la situation sur le terrain peut rapidement changer.

 Nous avons constaté que l’armée russe d’aujourd’hui n’est pas conçue pour mener une guerre d’invasion à grande échelle, les forces déployées ne sont pas adéquates en termes de cohérence, d’équipement et, surtout, la réticence à combattre est évidente, des caractéristiques qui distinguent plutôt les forces ukrainiennes. En conclusion, il s’agit d’une mauvaise guerre, d’une mauvaise armée, à un mauvais moment.

Mais rien n’est arrivé par hasard, les signes d’une nouvelle volonté de puissance russe remontent au moins à 2008, avec l’invasion de la Géorgie, se sont poursuivis ensuite en 2015 en Syrie, en 2019 en Libye, en 2021 en Afrique/Sahel et maintenant en Ukraine. En effet, au cours de la dernière décennie, la Russie a largement théorisé la soi-disant « stratégie de défense active » qui implique la conduite d’une série de mesures visant à neutraliser d’une manière « préventive » les menaces pour la sécurité de l’État. Le général Gerasimov a illustré publiquement, à plusieurs reprises, le concept de déploiement des forces visant à « anticiper » et à maintenir une initiative stratégique. Dans le même temps, la Russie a expérimenté en Syrie la « stratégie des actions limitées » pour atteindre ou défendre les intérêts nationaux en dehors des frontières de la Fédération de Russie grâce à l’utilisation de forces autosuffisantes à haute mobilité.

L’invasion de la Crimée et les opérations dans le Donbass en 2014 ont principalement vu l’utilisation de proxies et de techniques de guerre hybrides, amenant l’Occident à penser (à tort) que ce serait la stratégie pour atteindre les intérêts russes en Ukraine.