(Rome, 02 octobre 2021). La signature de l’accord Aukus et la claque navale (et spatiale) infligée par le Royaume-Uni, les États-Unis et l’Australie à la France d’Emmanuel Macron dans l’Indo-Pacifique avec l’exclusion de Paris de l’alliance anti-chinoise et surtout de la possibilité d’armer, comme initialement convenu, la marine de Canberra avec ses sous-marins, a conduit l’Elysée à réorganiser ses stratégies, comme l’explique Andrea Muratore dans son analyse dans «Il Giornale-Inside Over». Valoriser la possibilité que le complexe militaro-industriel transalpin et les objectifs de moyen-long terme de la France soient au cœur des projets d’autonomie stratégique européenne si chers au Président Macron.
Dans ses longues interviews dans les médias, dans ses déclarations publiques, dans ses documents stratégiques de nature politico-militaire et dans des actions concrètes, Emmanuel Macron a toujours pris soin de présenter la volonté de puissance de sa France comme «européenne». Il s’agit avant tout de définir l’autonomie stratégique européenne dans les domaines militaire et technologique dans une version la plus proche possible des priorités de Paris. Dans cette optique, Aukus a politiquement accéléré ce qui était déjà évident sur le terrain depuis plusieurs mois.
L’accord franco-grec sur les fournitures énergétiques et militaires a été défini comme un petit Aukus transalpin en Méditerranée orientale : eh bien, l’accord qui relance les comptes et les perspectives de Naval Group après une série de flops qui avaient à leur apogée la gifle australienne, a aussi pleinement orienté la stratégie de Paris vers une affirmation claire de sa volonté d’orienter l’autonomie stratégique en termes industriels et politiques.
Avant même le pacte indo-pacifique anglo-saxon, Paris frémissait. La fermeture récente du projet FCAS d’avion de combat franco-allemand de sixième génération et du programme Tempest, auquel le Royaume-Uni, l’Italie et la Suède ont adhéré, en témoigne : la rivalité entre les secteurs militaro-industriels est trop grande entre Paris et Londres et la perspective d’intégration avec Berlin est trop avancée pour s’ouvrir au Royaume-Uni post-Brexit. Mais après tout, même le mécontentement du Bundestag signale que l’Allemagne post-Merkel n’est pas du tout disposée à ce que les fonds allemands financent les contrats français dans le cadre de la défense européenne commune.
Par ailleurs, après avoir quitté l’Afghanistan la tête haute, ayant géré son évacuation de manière ordonnée, la France entend amplifier la discussion sur l’armée commune européenne. L’UE a « appris à ses dépens » de la crise en Afghanistan la nécessité de renforcer ses capacités de défense, a déclaré au Financial Times l’ancien ministre français et commissaire européen au Marché intérieur Thierry Breton, que la défense commune « n’est plus optionnelle ». L’UE devra être capable de gérer des missions militaires en toute autonomie. L’ancien super-manager et ministre gaulliste est l’homme clé de Macron en Europe, le commissaire dont tous les dossiers industriels les plus importants dans les domaines de l’industrie, de la défense, de l’aérospatiale et des nouvelles technologies, passent entre ses mains. Des domaines dans lesquels la France entend jouer un rôle de premier plan en tant qu’acteur des nouvelles industries européennes.
Breton a parlé avec force de la nécessité de transformer l’Europe en tant que marché en une puissance complète. Sa pensée, exprimée dans diverses interventions et communiqués publics, identifie trois piliers pour la construction d’une défense commune : à la définition d’un cadre politico-institutionnel clair dans lequel s’inscrit la nouvelle vision, il faut ajouter une doctrine stratégique globale visant explicitement les politiques de sécurité et la création d’une force capable de se projeter par des déploiements rapides. Ce sont les conditions préalables à la construction d’une véritable sécurité européenne, grâce également à la standardisation fournie par les programmes militaires communs. Breton parle d’intérêts européens, mais derrière le mot « Europe » se cache le visage de Marianne, ajoute Andrea Muratore.
La course française à l’autonomie stratégique est une course pour remédier, peut-être hors du temps, à l’erreur commise par le Général De Gaulle dans les années 1950 en torpillant la Communauté européenne de défense soutenue par Alcide De Gasperi* qui, vue avec le recul, aurait peut-être permis à la France d’être une puissance dominante en Europe en raison de sa projection internationale et l’importance de son appareil militaire, de renseignement et de sa force nucléaire. Il s’agit d’un effort « bonapartiste » visant à projeter à l’échelle européenne le capitalisme national et la finance opérant dans les secteurs les plus stratégiques. Elle vise à se présenter comme un équilibre entre la dépendance économique de l’Europe vis-à-vis de Berlin et la dépendance sécuritaire vis-à-vis des États-Unis, entre lesquelles la France est écrasée et réduite. Elle ne regarde pas en face les positions de ceux qui, comme l’Italie, pensent à l’autonomie stratégique notamment en vue de renforcer le volet européen de l’alliance occidentale. L’autonomie stratégique est, pour Paris, une question française, l’ultime tentative de remédier à la défaite européenne face au « défi américain » qui a fait de l’Union un satellite militaire et technologique de l’encombrant allié.
Comme le dit l’universitaire et expert en relations internationales Sergio Fabbrini dans une analyse pour «Il Sole 24 Ore», de toute façon, Paris aurait vraiment raisonné en termes européens s’il avait « accompagné la proposition de doter l’UE de sa propre autonomie stratégique de la disponibilité de transformer son siège au Conseil de sécurité en siège de l’UE (après tout, l’Allemagne d’Helmut Kohl a abandonné le deutsche mark pour donner vie à l’euro) ». Une proposition qui ne peut être mise en pratique, car l’UE manque de conscience géopolitique et de capacité d’action, contrairement à des États comme la France. Derrière la façade et les déclarations, demeurent les ambitions vagues et les ambitions démesurées. Et Macron, en vue de sa réélection, ne peut qu’abdiquer ses projets d’hégémonie européenne dans une phase où un vide s’ouvre, celui d’Angela Merkel, que le président entend combler. Mais il n’est pas certain que la France soit capable de la gérer de manière autonome.
* Président du Conseil italien après la Seconde Guerre mondiale, Alcide de Gasperi fut un fervent militant de l’idée européenne. De Gasperi fut un médiateur des relations franco-allemandes et un fervent défenseur de la Communauté économique européenne (CEE). Il meurt avant la création de cette dernière.