(Rome, 27 juillet 2021). Kais Saied est officiellement un indépendant, derrière lui il n’a aucun parti politique. Toutefois, cela ne signifie pas qu’il puisse être considéré comme un aventurier politique. Le coup de grâce donné au parlement et au gouvernement n’est pas le résultat d’une soudaine impatience du chef de l’Etat tunisien face à l’impasse dans laquelle se trouve le pays. Au contraire, il s’agit d’une action longuement réfléchie qui n’a été mise en œuvre que lorsque des garanties spécifiques étaient mise en place, tant au niveau interne qu’international.
L’Egypte soutient-elle Saïed ?
C’est un fait que le renversement du gouvernement dirigé par Hichem Mechichi est intervenu au terme d’un bras de fer politique avec la présidence, selon l’analyse de Mauro Indelicato dans «Inside Over». Pendant des mois, Saied jugeait l’action politique de l’ancien exécutif peu concluante, d’où sa décision de prendre les rênes en vertu de l’article 80 de la Constitution. Le chef de l’Etat était pourtant bien conscient à la veille des faits que le gel de l’exécutif et du parlement susciterait des réactions. Impossible pour le président de procéder sans le soutien de l’armée et de la police. Le contexte complet n’a pas encore émergé dans son intégralité, mais à en juger par les derniers faits, l’armée devrait rester du côté du président. La première nuit de couvre-feu en Tunisie s’est déroulée sans troubles, le contrôle de la situation serait fermement entre les mains des autorités. Un signe de la façon dont Saied a réussi à obtenir les garanties qu’il espérait.
Mais le « parachute » politique du président tunisien pourrait aussi venir de l’étranger : « Ici à Tunis – a confirmé une source diplomatique à « Inside Over » – des agents de sécurité égyptiens sont présents depuis quelques jours ». Le Caire suit de près la situation. La Tunisie est un centre stratégique et névralgique pour tous les acteurs régionaux. L’impasse politique de ces derniers mois a peut-être inquiété le président égyptien Al Sissi. D’où un éventuel soutien apporté à Saied pour gérer la situation après l’annonce de la destitution du gouvernement. Après tout, une Tunisie incontrôlable et déstabilisée est une hypothèse à éviter également pour l’Egypte, à la fois pour sa proximité avec la Libye et pour la position stratégique du pays en Méditerranée : « Il n’est pas possible de déterminer de quelle manière les Egyptiens aident Saïed – précise la source diplomatique – il s’agit probablement d’un simple soutien extérieur, peut-être secondaire mais toujours important au niveau politique ».
Un affrontement Egypte-Turquie se profile à l’horizon
Cependant, au fil des heures, l’impression est que Tunis pourrait devenir le champ de bataille parfait entre Le Caire et Ankara. Le parlement gelé par Saied, a pour parti majoritaire l’islamiste Ennadha, une formation liée aux Frères musulmans. Il ne s’agit certainement pas d’un mystère que la main de la Turquie se trouve derrière le financement et le soutien de la confrérie. Et Mauro Indelicato de poursuivre que ce n’est donc pas un hasard si des paroles de condamnation envers Saïed sont arrivées immédiatement de la capitale turque : « Nous rejetons la suspension du processus démocratique et le mépris de la volonté démocratique du peuple, dans le pays ami et frère, la Tunisie – a déclaré lundi Ibrahim Kalim, porte-parole de la présidence turque. Nous condamnons également les initiatives dépourvues de légitimité constitutionnelle et de soutien populaire. Nous pensons que la démocratie tunisienne sortira renforcée de ce processus ». Une position, celle d’Ankara, est favorable à Ennadha et en opposition à celle de l’Egypte.
Les divergences entre l’Egypte et la Turquie sont très fortes depuis un certain temps. Les deux pays sont à couteaux tirés en Méditerranée orientale, où ils se disputent l’utilisation et l’exploitation des ressources gazières. Une question qui est directement liée au dossier libyen. Ankara a conclu en décembre 2019 un mémorandum avec Tripoli dans lequel, entre autres, les frontières de la ZEE libyco-turque capables d’isoler l’Égypte ont été tracées. Précisément en Libye, Ankara et Le Caire se situent dans des camps opposés depuis des années : le président turc Erdogan, également à partir de décembre 2019, a soutenu le gouvernement d’alors de Fayez Al Sarraj à l’ouest, dans la bataille de Tripoli contre le général Khalifa Haftar, plutôt soutenu par les autorités égyptiennes. Ce qui s’est passé en Tunisie pourrait donc représenter, directement ou indirectement, un nouvel épisode dans le duel régional entre les deux acteurs du Moyen-Orient. L’action de Saied a donné le tour au président Al Sissi, tandis que pour le moment Erdogan est sorti vaincu. Cependant, le jeu ne pouvait être qu’à son début.