(Rome, 03 juin 2021). La France s’affirme de plus en plus activement comme le pays leader en matière de politique étrangère de l’Union européenne. Depuis que le Royaume-Uni a quitté l’UE, à la suite du référendum sur le Brexit, l’Elysée a mis davantage l’accent sur la coopération stratégique au sein de l’Europe, toujours dans le cadre des mécanismes de l’Union et de l’OTAN, avec toutefois des spécifications qui mettent en évidence la recherche d’un rôle qui ne soit pas subordonné à la gestion américaine des lignes d’action de l’Alliance atlantique.
La vision d’une Europe souveraine
Les fondements idéologiques de cette posture française viennent de loin. En septembre 2017, Paris a publié un document précisant qu’«en matière de défense, l’Europe doit se doter d’une force d’intervention commune, d’un budget de défense partagé et d’une doctrine d’action commune. Il convient d’encourager au plus vite la mise en place d’un Fonds européen de défense, une coopération structurée permanente et de les compléter par une initiative d’intervention européenne qui nous permettra de mieux intégrer nos Forces armées à tous les niveaux».
Toujours dans le texte, on lit que « seule l’Europe peut assurer une véritable souveraineté, c’est-à-dire notre capacité à exister dans le monde d’aujourd’hui afin d’y défendre nos valeurs et nos intérêts ». Ainsi s’exprime le besoin, le sentiment de vouloir construire une souveraineté européenne « nécessaire » pour l’avenir du continent ; une souveraineté qui trouve son premier champ d’action dans une Défense qui doit être, selon la France, «autonome» et complémentaire de celle mise en œuvre à travers l’OTAN.
A cette époque, le contexte international était très différent : outre-Atlantique, le président Donald Trump, qui a pris ses fonctions il y a quelques mois, avait commencé à jeter les bases de son « scepticisme » à l’égard des pays membres de l’Alliance (du moins envers certains) accusés de dépenser peu (et mal, selon la norme américaine) en matière de Défense. On a parlé d’une Amérique « isolationniste », même si ce terme n’étant pas correct pour caractériser une politique de Washington qui n’avait fait que quelques «ajustements», et n’a jamais cessé de prêter attention aux défis internationaux centrés sur L’Europe de l’Est et le Moyen-Orient, en plus des problèmes bien connus en Extrême-Orient concernant l’endiguement de l’affirmation chinoise.
Ce climat, perçu par l’Europe comme un désintérêt pour le Vieux Continent, avait contribué à déchainer les instances « souveraines » françaises : en 2019, le président Emmanuel Macron était allé jusqu’à dire que l’OTAN était dans une phase de « mort cérébrale », mais ces propos, souvent mal interprétés, ne sont que l’effet de cette posture stratégique que nous avons déjà précédemment exprimée. La France n’avait et n’a toujours pas l’intention de torpiller l’Alliance, mais elle veut plutôt remodeler ses objectifs pour qu’ils s’orientent davantage vers un « eurocentrisme », et alors seulement, et grâce à la naissance d’une structure de défense européenne articulée et efficace, L’Europe pourra obtenir cette « souveraineté » mentionnée ci-dessus. Une souveraineté dirigée par la France, ça va sans dire.
Ces pierres angulaires ont d’ailleurs été réitérées récemment par l’Elysée, à l’occasion du changement au sommet américain : Macron a de nouveau, lors du forum en ligne du Conseil de l’Atlantique en février dernier, appelé l’Europe à atteindre une « autonomie stratégique » qui serait le meilleur moyen de revitaliser l’OTAN et de relever les défis mondiaux. En effet, il a déclaré que « nous devons être beaucoup plus responsables vis-à-vis de notre voisinage », exhortant les autres nations européennes à augmenter leurs dépenses de défense comme une démonstration claire de leur engagement à partager le fardeau avec les États-Unis en matière de sécurité, et a ajouté que « le Moyen-Orient et l’Afrique sont notre voisinage, pas celui des États-Unis ». Une prise en charge indissociable de l’accession à l’autonomie de décision.
Une autonomie qui, dans les plans de Paris, passe et est subordonnée à sa capacité d’intervention au niveau mondial. Ce principe était déjà présent dans la stratégie française dans le Livre blanc de la défense de 2013, où il est également affirmé, facteur nullement secondaire, qu’outre la dimension européenne, méditerranéenne et africaine de la France, la dimension indo-pacifique doit également être mis en œuvre.
Paris possède des territoires d’outre-mer dans deux océans (Indien et Pacifique), qui sont au centre de revendications et de tensions internationales, et doit donc garantir la sécurité de ses intérêts économico-politiques qui, nécessairement, passent par la défense des Zones d’Exclusivité Economique et des routes commerciales, qui doivent être maintenues ouvertes et exemptes d’influences malveillantes par le biais de «la coopération militaire régionale, de l’assistance et de la capacité de réaction immédiate». Dans ce cas, la recherche du «partenariat stratégique avec l’Inde et l’Australie» est en premier lieu.
La France en Méditerranée élargie…
À l’ère du post-héroïsme, selon la définition d’Edward Luttwak, les citoyens des démocraties occidentales sont de moins en moins enclins à tolérer des pertes humaines dans des théâtres perçus comme lointains ou de peu d’intérêt. La France ne fait pas exception : selon une enquête réalisée par l’Ifop (Institut français de l’opinion publique) pour le journal Le Point en début d’année, 51 % de la population française se déclare opposée à une intervention militaire au Mali. Paris n’entend pourtant pas renoncer à ses ambitions en Méditerranée et dans les pays dits du G5 Sahel (Burkina Faso, Tchad, Mali, Mauritanie et Niger), malgré la perte de 50 hommes depuis le début des opérations en 2013.
Cette année-là, l’opération Serval, alternant un usage décisif de la force et des missions de maintien de la paix plus traditionnelles, parvient rapidement à vaincre les forces djihadistes installées dans le nord du Mali, les chassant de Gao et de Tombouctou. L’opération est ainsi configurée comme une réussite française et un exemple de maintien de la paix robuste. L’opération Barkhane, qui remplace à compter du 1er août 2014 l’opération Serval, étend effectivement la zone d’opérations à l’ensemble du Sahel, de la Mauritanie au Tchad. Pour l’Elysée, la guerre contre les extrémistes islamistes du Sahel devient ainsi le fil rouge qui relie la présence militaire française dans la « Grande Méditerranée » à ses ambitions de puissance capable de se projeter à l’échelle régionale et mondiale. Cependant, les aspirations françaises ont des coûts économiques et politiques importants.
Le budget français de la défense (50 milliards en 2019) est déjà le plus élevé d’Europe et devrait croître malgré le fort impact économique de la pandémie de Covid-19. La mort de 29 militaires français de 2019 à aujourd’hui a sans doute suscité un certain mécontentement dans le pays et fait craindre que la « sahélisation » de l’intervention au Mali ne devienne une sorte d’Afghanistan à la française. Des craintes cependant que le chef de d’Etat-major française, le général François Lecointre, n’ait pas démenti, déclarant qu’une « victoire définitive » contre les djihadistes au Sahel ne sera jamais acquise.
Près de huit ans après le début des opérations, aucune lumière ne se dessine donc au bout du tunnel sahélien, et l’armée française perd progressivement le capital de légitimité accumulé lors de la phase initiale des opérations. Dès 2020, les décideurs français avançaient l’hypothèse d’une réduction du nombre des troupes engagées dans l’opération Barkhane, mais un retrait complet est inimaginable pour Paris. La France se retrouve ainsi dans les enceintes internationales pour demander une certaine forme de «burden sharing/partage du fardeau» au nom de la coopération multilatérale et européenne. Si les ambitions françaises restent inchangées, la rareté des moyens économiques et militaires ainsi que l’expérience acquise en Afrique de l’Est semblent imposer une européanisation des opérations au Sahel et, peut-être, de la politique étrangère française au sens large. Or, comme le rappelle Hubert Védrine, diplomate français et ancien ministre des Affaires étrangères lors de la première cohabitation, les partenaires européens sont historiquement réticents à participer à des opérations militaires sur des théâtres étrangers d’une durée indéterminée.
C’est dans ce contexte que la « task force Takuba » a été créée en mars 2020, intégrée au commandement français de l’opération Barkhane. Il s’agit d’une force multinationale composée d’éléments de la Division des opérations spéciales de 13 pays européens. La « task force » a pour mission de réprimer les groupes armés dans la région du Liptako (zone située entre le Burkina Faso, le Niger et le Mali) afin de permettre aux Français de concentrer leurs efforts dans les autres pays du G5 Sahel. Bien que la « task force » elle-même soit à moitié composée de forces françaises, elle semble être un premier pas prudent vers la mise en place d’un système de défense européen plus large.
… vers l’Extrême-Orient
Cette recherche renouvelée de grandeur de la part de l’Elysée s’exprime, en ce qui concerne le secteur indo-pacifique, par l’émergence d’une politique maritime agissant à l’échelle mondiale. Le premier signe en ce sens a été la création du ministère de la Mer, en 2020, suivie du document Mercator 2021 : le programme stratégique pour les prochaines années de la Marine nationale.
Si d’un point de vue théorique les bases ont été posées pour la renaissance de l’instrument naval qui permettra à la France de redevenir une puissance mondiale, dans la pratique, les premiers signes ont concerné l’Extrême-Orient, où les unités navales de la Marine Nationale sont à nouveau présentes de manière claire et incisive.
En effet, ce sont deux missions qui ont fait flotter cette année le drapeau français dans les mers orientales : avec le Clemenceau 21 le Csg (Carrier Stike Group) le porte-avions Charles De Gaulle est allé jusqu’à l’océan Indien et le golfe Persique, tandis qu’avec la Jeanne d’Arc 2021 une petite force amphibie se dirigeait vers la mer de Chine méridionale et celle des Philippines, où elle a effectué des exercices conjoints avec les flottes américaine et japonaise.
Encore une fois, le timing n’est pas accidentel. Paris affirme sa capacité de projection globale au moment où le Royaume-Uni a envoyé le porte-avions Queen Elizabeth CSG dans une croisière qui atteindra le Japon, mais surtout en liaison avec la passation de pouvoir à la Maison Blanche, où le président Joe Biden a fermement réaffirmé la politique de contraste avec la Chine de son prédécesseur.
Ces missions, outre qu’elles constituent un signal de politique étrangère à l’intention des puissances mondiales nouvelles ou « résurgentes » considérées comme les principaux facteurs de dégradation du contexte stratégique mondial, sont également un signal clair à l’intention des alliés européens. Elles démontrent que la France peut être le chef de fil de l’agenda extérieur de l’UE car, avec la sortie du Royaume-Uni (de l’UE), elle est restée la seule à pouvoir « penser » efficacement à une politique de niveau mondial, même si, sur le plan pratique, Paris sait que l’aide de tous les partenaires européens est indispensable pour faire face aux dépenses d’une telle posture. Une aide qui semble pourtant subordonnée aux décisions prises par l’Elysée, malgré les proclamations d’une doctrine d’action et de gestion partagée de l’instrument de défense.
Une défense européenne… francophone
Si celle du Sahel peut être considérée comme un test, l’Elysée ne cache pas la volonté de créer une « culture stratégique commune » au sein de l’Europe. L’objectif à long terme semble être celui de l’indépendance stratégique européenne, qui passe par l’établissement de dépendances (capacitaires et économiques) mutuellement permises et conscientes.
En d’autres termes, Paris souhaite disposer d’une marge de manœuvre plus large dans sa politique étrangère qui ne peut toutefois être menée qu’au sein de l’UE.
Cependant, l’idée d’une indépendance stratégique de l’Union européenne n’est pas vue d’un bon œil par de nombreux États membres (principalement l’Allemagne), qui craignent ainsi d’accélérer le désengagement américain en Europe et de fragiliser la stabilité de l’Alliance atlantique. La création de la « Task Force Takuba » et du nouveau Fonds européen de défense (Fed) semblent donc relever de petits signes d’un changement de rythme fondé sur le principe du débordement intégral.
Si une Europe de la défense dirigée par la France n’est pas actuellement envisageable, il est possible que de nombreuses initiatives françaises trouvent un soutien en Europe. Le terme «indépendance stratégique» est désormais remplacé par celui, plus vague, de «souveraineté européenne» ; la création de structures communes et intégrées est préférée à la création de forces multinationales européennes ad hoc, mais l’objectif reste le même : une France capable de se projeter à l’échelle mondiale grâce au soutien de ses partenaires européens.
Jean Marie Reure, Paolo Mauri. (Inside Over)