(Rome, 05 juin 2025). La dissuasion nucléaire de la Russie et, plus généralement, le concept même de dissuasion stratégique, sont-ils remis en cause par des actions telles que l’attaque ukrainienne du dimanche 1er juin ? Parmi les analystes et experts en stratégie, la question devient de plus en plus pressante : l’audacieuse manœuvre par laquelle les Ukrainiens, utilisant un peu plus d’une centaine de drones soigneusement infiltrés en territoire russe, ont frappé plusieurs bases aériennes russes, de l’Arctique à la Sibérie, endommageant une quarantaine de bombardiers stratégiques et autres avions et mettant une douzaine d’entre eux hors d’usage. Cela crée un précédent majeur dans le domaine de la science militaire, explique Andrea Muratore dans «Inside Over».
La nouveauté de l’attaque ukrainienne
Pour la première fois, en effet, des vecteurs faisant partie intégrante de l’architecture de dissuasion d’une puissance nucléaire sont ciblés simultanément, sur plusieurs théâtres d’opérations, par un pays non doté d’armes de destruction massive et, de surcroît, par l’utilisation de moyens opérationnels, des drones à vue subjective (FPV), aux capacités disproportionnées par rapport aux dégâts causés.
Comme l’a souligné l’analyste militaire et géopolitique Amedeo Maddaluno, il semble totalement irréaliste d’imaginer qu’une réponse à une attaque contre l’arsenal de dissuasion russe puisse être nucléaire, même selon la nouvelle doctrine nucléaire russe, de nature atomique. Ce serait une disproportion telle qu’elle bouleverserait toutes les règles du jeu dans un conflit où, étape par étape, l’Ukraine a été poussée à rechercher des cibles de plus en plus importantes pour compenser les lacunes apparues sur le champ de bataille.
Le seuil de tolérance permettant de cibler les vecteurs de la dissuasion nucléaire s’est abaissé, au point d’être accessible même aux puissances secondaires. Le général Mick Ryan, chercheur à l’Australian Lowy Institute de Sydney, a déclaré au New York Times que «la prolifération des drones, des capteurs open source et des systèmes de commandement et de contrôle numériques signifie que les frappes à longue portée sont désormais à la portée de quasiment tous les État ou acteur non étatique, disposant de quelques millions de dollars et de la volonté d’atteindre et de frapper leur adversaire». Il s’ensuit clairement que, dans le cas ukrainien, le feu vert des puissances occidentales aux frappes en profondeur sur le sol russe offre à Kiev l’opportunité de renouveler cette menace par d’autres moyens.
Le nucléaire en échec
L’analyse stratégique de ces événements montre que de telles manœuvres peuvent mettre en échec la puissance de dissuasion nucléaire tout en ouvrant un terrain inconnu pour la riposte du pays ciblé. S’exprimant sur la télévision publique estonienne EER, l’analyste Rainer Saks a souligné que «la dissuasion nucléaire repose sur deux éléments : l’un est de disposer d’une ogive nucléaire fonctionnelle dotée d’un système de lancement adéquat, et l’autre est liée à une menace crédible de son utilisation», et que, selon lui, «la Russie a subi un coup dur sur ce second aspect».
Cela s’applique à la Russie dans ce cas précis, mais pourrait valoir en générale : les règles d’engagement pour une réponse à une attaque conventionnelle contre la dissuasion nucléaire ne sont pas clairement codifiées, et même les rivaux de la Russie devront dorénavant évaluer dans quelle mesure une puissance hostile pourrait envisager une action similaire, peu coûteuse en termes de moyens et très efficace sur le fond.
Si, sur le plan tactique, l’opération «Spiderweb» du Service de sécurité ukrainien (SBU) envoie un message clair sur la nécessité de protéger les bases situées au cœur même d’un territoire d’un pays. À l’échelle plus large de la stratégie globale, cela révèle la vulnérabilité de l’équilibre nucléaire actuel, à une époque où les principaux traités de limitation des armements sont, soit suspendus, soit abandonnés, et où l’anarchie géopolitique devient la norme.
La dissuasion à bas seuil
Le groupe de réflexion indien «Policy Circle» a souligné qu’«une fois démontré qu’un État non nucléaire peut affaiblir la dissuasion d’une puissance nucléaire avec de l’électronique grand public, le seuil stratégique pourrait être abaissé pour tous». Il a exhorté l’Inde à agir (et prendre des mesures), en référence à la récente crise du Cachemire avec le Pakistan. En réalité, si demain une cyberattaque, une panne de courant ou une opération utilisant des appareils électroniques portables venait à frapper une base stratégique de dissuasion dans n’importe quel pays, personne ne serait réellement préparé ni prêt à y répondre.
Les armes nucléaires restent le meilleur outil de dissuasion contre leur propre usage ou contre une guerre directe entre grandes puissances. Mais aujourd’hui, cette «démocratisation» de la capacité de frappes ne renforce pas la stabilité, elle l’affaiblit. Et le fait qu’en trois ans, la Russie, malgré ses déclarations triomphantes et son agressivité renouvelée, n’ait jamais envisagé une telle attaque, montre à quel point l’idée même d’une menace conventionnelle sur ses vecteurs nucléaires semblait lointaine. Pour finalement se révéler une réalité brutale.