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La Russie aime Trump, le Kremlin soutient Biden

(Paris, Rome, 06 mai 2024). Quel poids les noms en lice pour USA-2024 ont-ils sur les relations Washington-Moscou ? Et qu’en est-il de la guerre en Ukraine ? Quelles sont les préférences du Kremlin ? Et pourquoi choisir Biden et non Trump ? Les réponses dans l’analyse d’Igor Pellicciari (Uni. Urbino)

Il est devenu courant de lier le conflit ukrainien à l’élection présidentielle américaine. Cela revient à penser que Moscou espère une victoire de Donald Trump, puisque, une fois de retour à la Maison Blanche, il serait enclin à abandonner Kiev à son sort. Cette conviction repose toutefois sur la seule dynamique américaine. Par ailleurs, il va de soi que les choix du Kremlin suivent la même logique occidentale. C’est l’une des hypothèses qui a le plus induit en erreur des générations d’observateurs étrangers des affaires russes, selon l’analyse d’Igor Pellicciari (Université d’Urbino, une université italienne, fondée en 1671 mais qui remonte au moins à 1506, et dont le siège est situé à Urbino, dans les Marches) dans les colonnes du quotidien «Formiche.net».

Et pourtant, elle est proposée à nouveau en toute confiance. Au point de traiter avec suspicion le seul signal clair en provenance de Moscou concernant les élections américaines, avec la déclaration ouverte de Vladimir Poutine en faveur d’une victoire électorale de Joe Biden.

Selon de nombreux Occidentaux, il s’agissait d’un soutien peu sincère, considéré par certains comme un stratagème tactique pour brouiller les pistes et dissimuler un réel soutien à Trump, par d’autres même comme une « étreinte mortelle » de Biden pour compromettre sa réélection.

En réalité, divers éléments conduisent le Kremlin, selon sa logique, à préférer une reconduction de Biden. Ils nous renseignent, par réflexe, sur les futures actions possibles de la Russie ; ce qui, plus de deux ans après le déclenchement de la guerre en Ukraine, elle peine encore à prédire d’abord, et à les interpréter ensuite.

La primauté de la politique (étrangère)

Depuis la période tsariste à nos jours, la politique étrangère a été au centre de l’action du gouvernement russe, signe indéniable de sa vocation impériale historique. Ses objectifs sont prioritaires et hiérarchisées, avec d’énormes ressources investies dans les secteurs de la fonction publique chargés de les atteindre, principalement la diplomatie et la défense.

Le fait est que les fondements de cette politique laissent très peu de place à l’improvisation. S’en suivent des automatismes établis, presque comme des dogmes professionnels, insensibles aux considérations tactiques du moment. L’une d’elles est qu’une politique étrangère efficace nécessite certains interlocuteurs étrangers, qu’ils soient alliés ou concurrents. En d’autres termes, il vaut mieux continuer à travailler (ou à se heurter) avec ceux que l’on connaît et auxquels on est habitué, car chaque changement apporte de la nouveauté, des inconnues et nécessite une adaptation, ce qui n’est jamais facile.

La logique qui fait dire aujourd’hui à Poutine qu’il préfère Biden est la même qui l’a conduit en 2004 à soutenir ouvertement la candidature de George W. Bush contre John Kerry pour un second mandat présidentiel. Hier comme aujourd’hui, le Kremlin déclarait que, malgré ses désaccords avec Bush, il était normal de soutenir un président sortant déjà connu.

Trump-Bis : un ami ?

Plus précisément, le Kremlin craint qu’une éventuelle deuxième présidence de Trump ne devienne une répétition de la première qui, en fait, a fait des choix difficiles et inattendus à l’égard de Moscou. Du renforcement des sanctions à l’attaque contre le projet Nord Stream, en passant par le démantèlement du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire de 1987 (qui a survécu depuis l’époque de Mikhaïl Gorbatchev et Ronald Reagan), jusqu’à l’affrontement direct avec Cuba, l’Iran (avec l’assassinat sensationnel du général Qassem Soleimani) et surtout la Chine.

Trump a également provoqué un changement au sein de l’équipe gouvernementale chargée de la politique étrangère de la Maison Blanche (il y a des centaines de postes), avec l’arrivée de nouvelles personnes inconnues de la politique, pour la plupart issues du secteur privé. Pour la diplomatie de carrière russe, qui aime la continuité de ses interlocuteurs, c’était un saut dans le vide qui a compromis son opérabilité. Aujourd’hui, le Kremlin est déterminé à ne pas vouloir répéter cette expérience mais peine à préparer une stratégie compte tenu de l’imprévisibilité bien établie de Trump.

Biden-Bis : un canard boiteux ?

D’une éventuelle reconduction de Biden, le Kremlin voit une plus grande marge de manœuvre s’ouvrir, principalement parce qu’il est considéré comme acquis qu’il sortirait encore affaibli par les élections, délégitimé par l’affrontement du système politique américain et bloqué dans l’action gouvernementale par l’opposition républicaine.

La prédiction (presque un espoir, le même que celui adressé à Hillary Clinton à l’époque) est que cela ferait de lui un canard boiteux également au niveau international, au grand bénéfice non seulement de la Russie mais de l’ensemble du front anti-occidentale des BRICS.

Moscou se sent plus à l’aise avec l’administration Biden car le président (et son entourage, ce qui compte vraiment, à Washington comme à Moscou), parlent cependant le même langage (fondamental en politique étrangère) et disposent de canaux de communication personnelle directe qui existent depuis des décennies.

Sans parler de l’importance, pour un courant intérieur russe historiquement enclin à critiquer les politiques occidentales, de cibler Biden, qui est ancré dans l’establishment à Washington, par opposition à Trump, qui est plutôt populaire parmi de larges couches de l’opinion publique russe.

Le paradoxe Guerre/Négociations

A la lumière de ces considérations, on peut émettre une hypothèse sur l’apparent paradoxe auquel nous assistons ces jours-ci, à savoir une intensification simultanée, d’une part, de l’action militaire russe en Ukraine et, de l’autre, des signes de véritables initiatives diplomatiques de la part des grands acteurs en vue d’une négociation de paix.

Il se pourrait s’agir de la stratégie russe d’accélération des conquêtes territoriales qui soit mise sur la table en vue de négociations que le Kremlin, compte tenu de l’incertitude sur l’issue des élections américaines, envisagerait de conclure avec l’actuelle administration Biden (qui à son tour a donné des signaux de disponibilité) plutôt que de risquer de tout remettre en jeu avec l’imprévisible Trump.

Malheureusement, l’histoire nous rappelle que les pires jours d’une guerre sont précisément ceux qui précèdent les accords visant à y mettre fin.

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