(Rome, 16 avril 2024). Antoine Basbous, directeur de l’Observatoire des pays arabes, analyse les conséquences pour le Liban des tensions entre l’Iran et Israël, et il s’inquiète de la situation de la communauté chrétienne dans ce pays, face au joug du Hezbollah.
Antoine Basbous est franco-libanais, associé de Forward global et directeur de l’Observatoire des pays arabes.
LE FIGARO. L’Iran a frappé Israël ce week-end. Ces tensions peuvent-elles avoir des conséquences pour le Liban et sa communauté chrétienne (20 à 30% de la population) ?
Antoine BASBOUS. – Le Liban est un pays qui, loin de vivre en autarcie, appartient à une région géopolitique complexe. Cela vaut pour sa communauté chrétienne. Depuis près de cinquante ans, le Liban est soumis à des conditions de survie difficiles : pressions internationales, flux migratoires importants, guerres régionales, traces douloureuses de la guerre civile, conflits intracommunautaires… laissant la place à une grande lassitude, accompagnée d’un certain désespoir.
Par ailleurs, la communauté chrétienne n’est plus représentée depuis 2022. Incarnée par le chef de l’État, le Liban est pourtant dépourvu de président de la République depuis le départ de Michel Aoun, le 30 octobre 2022. Aucun consensus, depuis, n’est trouvé, puisque le Hezbollah veut imposer un candidat qui chante les louanges de l’ayatollah Khomeini, du général Qassem Soleimani, du président syrien Bachar al-Assad et de Hassan Nasrallah. Il s’agirait d’installer durablement un candidat favorable aux intérêts iraniens, pourtant opposés aux intérêts primordiaux de l’État libanais.
Cette vacance présidentielle entraîne une paralysie de nombreuses institutions servant largement la stratégie du Hezbollah. Sans oublier que les différents fonctionnaires ou responsables en poste sont asservis au Hezbollah, créant autour de lui un grand nombre de communautés embrigadées sous l’appellation de «Brigades de défense» autant sunnites, druzes que chrétiennes, supplétives des milices chiites. Implantées dans tout le territoire libanais, ces brigades font régner l’ordre du Hezbollah.
Les communautés chrétiennes du Liban se sentent-elles investies dans le conflit au Moyen-Orient, au regard de leur opposition au Hezbollah qui envoie régulièrement des missiles sur Israël depuis le Liban-Sud ?
Les chrétiens ne partagent pas tous les mêmes positions. Si certains s’opposent au Hezbollah, d’autres ont davantage essayé de négocier avec cette organisation. C’est ainsi que le 6 février 2006, Michel Aoun (Courant patriotique libre) signait l’accord de Chiyah à Mar Mikhael (Beyrouth) avec le cheikh Hassan Nasrallah. Après plusieurs mois de négociations entre le Courant patriotique libre (CPL) et le Hezbollah, cet accord prévoyait l’application de dix points d’entente pour l’avenir du Liban, permettant notamment au Hezbollah de sortir de la seule condition de «milice chiite aux ordres de Téhéran» et opposée à l’État d’Israël, lui donnant alors une couverture nationale. Ces chrétiens ont participé à masquer la nature exacte du Hezbollah, le rendant plus présentable à l’échelle nationale.
«Le Liban restera-t-il un pays souverain, une terre de liberté, particulièrement pour les chrétiens, face à la République islamique»
Antoine Basbous
À cela, il faut ajouter que le patriarcat maronite constitue historiquement la colonne vertébrale du pays. L’Église maronite est à l’origine de la revendication nationale d’un État souverain. Or, le patriarche a vu son rôle s’affaiblir ces dernières années, ayant été entaché par les services syriens qui ont trouvé de quoi le faire chanter. Cela affaiblit par conséquent les chrétiens, empêchant le chef de l’Église maronite de devenir un défenseur acharné du Liban, à l’instar de ses prédécesseurs.
Aujourd’hui, les chrétiens sont non seulement privés d’un représentant à la tête du Liban, mais ils sont, de surcroît, amputés du rôle historique que jouait le patriarcat maronite pour assurer la souveraineté du Liban et de la communauté chrétienne, face à un Hezbollah tout puissant et des fonctionnaires largement corrompus.
Les récents évènements permettent-ils de rassembler les communautés et milices chrétiennes – notamment les Kataëb et les Forces libanaises – ou, au contraire, cela renforce-t-il leur division ?
Les milices chrétiennes se sont auto-dissoutes il y a plus de trente ans. Les partis chrétiens partagent généralement le même credo face au Hezbollah et le regard porté sur la situation géopolitique de la région est sensiblement le même. Les divergences se situent surtout avec le CPL, accusé de compromission avec le Hezbollah depuis sa création par Michel Aoun. À cet égard, l’opinion publique chrétienne ne suit plus le CPL, lui imputant d’avoir laissé prospérer le Hezbollah, l’architecte du délitement de l’État libanais. Aussi, s’il peut y avoir des ambitions personnelles dans les différents partis chrétiens, ils savent se rassembler quand cela est nécessaire. On l’a vu la semaine passée, après l’assassinat de Pascal Sleiman, un haut cadre des Forces libanaises. Lors de ses obsèques, tous se sont rassemblés pour condamner fermement leurs opposants, qu’ils soient Syriens ou qu’ils soient membres du Hezbollah.
Aux dernières élections, les listes anti-Hezbollah – chrétiennes et musulmanes confondues – sont ainsi arrivées en tête. Mais avec les armes et la force militaire dont il dispose, le Hezbollah veut désormais encadrer le fonctionnement politique du pays, allant jusqu’à vouloir imposer son propre candidat à la présidence du Liban. Pour autant les préoccupations des chrétiens restent concrètes : le Liban restera-t-il un pays souverain, une terre de liberté, particulièrement pour les chrétiens, face à la République islamique ? Le Liban va-t-il redevenir un État de droit face au joug du Hezbollah ?
Les communautés chrétiennes libanaises, malgré les difficultés rencontrées, semblent pourtant se maintenir sans une opposition frontale au Hezbollah – l’opposition restant avant tout politique. Peut-on l’expliquer parce que le Hezbollah est d’abord animé par la haine de l’État juif ? Cette haine peut-elle toucher aussi durement les chrétiens ?
Le Hezbollah s’oppose à tous ceux qui ne servent pas ses intérêts et ceux de la République islamique d’Iran. Le Hezbollah a pris l’initiative de rentrer dans le conflit israélo-palestinien ; mais au nom de qui et de quoi engage-t-il le combat ? Le Hezbollah agit pour l’Iran – comme il l’a fait en Syrie, au Yémen ou en Irak – et s’oppose à tous ceux qui ne sont pas sur sa ligne, qu’ils soient sunnites, chiites ou maronites, dès l’instant où ils lui apparaissent hostiles.
«L’on est passé d’hommes justes comme Elias Sarkis à d’autres comme Riad Salamé, poursuivi par quatre tribunaux européens pour fraude et blanchiment».
Antoine Basbous
Et le Hezbollah a acquis un savoir-faire pour vider de leurs substances les institutions étatiques libanaises et ainsi contrôler tout ce qui relève de l’État et se substituer à lui. S’ils possèdent leur passeport libanais, les membres du Hezbollah sont bien au service de la République islamique d’Iran. Hassan Nasrallah lui-même se considère comme un soldat de l’armée de Wali-e-faghih Khamenei (le vicaire du prophète sur terre). Et le Hezbollah est né en 1983 sur décret de l’ayatollah Khomeini…
Quel avenir voyez-vous pour les maronites, qui représentent la plus grande part de la diaspora libanaise dans le monde ?
Quel avenir dans un pays où vous avez perdu votre liberté et tout espoir de la recouvrer ? Aujourd’hui, il faut s’associer avec un chiite pour espérer gouverner un tant soit peu, et c’est peu dire que l’État de droit est tombé en désuétude. On ne reconnaît plus le Liban… Ceux qui ont la possibilité d’aller exercer leurs talents et leur métier ailleurs hésitent rarement. Ce pays autrefois libéral, où la culture et l’art permettaient de faire rayonner le Liban, a bien changé. On qualifiait même Beyrouth de capitale de l’Asie et de l’Afrique du Nord : ses universités attiraient les élites de ces régions, mais ce n’est plus le cas. Les mafias dirigent maintenant le pays.
Ce changement se traduit aussi quand on constate que l’on est passé d’hommes justes comme Elias Sarkis à d’autres comme Riad Salamé, poursuivi par quatre tribunaux européens pour fraude et blanchiment. Elias Sarkis, ancien gouverneur de la banque centrale du Liban et ancien président de la République libanaise n’a jamais renié ses valeurs et son intégrité. Quand, à l’inverse, Riad Salamé, gouverneur de la banque centrale du Liban jusqu’en 2023, se terre désormais au Liban – où il bénéficie de toutes les protections – pour échapper aux poursuites engagées contre lui en Europe.
Par Anne-elen Chompret. (Le Figaro)