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L’attentat de Moscou, une crise du Renseignement ?

(Paris, Rome, 23 mars 2024). L’attaque sanglante qui a lieu dans la soirée du 22 mars et qui a fait au moins 115 morts (145 selon un dernier bilan) lors de l’assaut d’un groupe d’hommes armés contre la salle de concert «Crocus City Hall» près de Moscou, une véritable «Bataclan russe», constitue un cas d’étude fondamental pour comprendre, en profondeur, le cycle d’information pour la sécurité des personnes, aujourd’hui, pour prévenir ou comprendre la matrice de tels cas.

Dans un «brouillard de guerre» des premières heures, au milieu des positions risquées, des accusations de faux drapeaux du gouvernement russe et des incertitudes, l’alerte émise le 7 mars par l’ambassade américaine à Moscou appelant les citoyens américains dans la capitale russe à éviter les rassemblements, y compris les concerts car «les extrémistes ont des plans imminents visant à cibler les grands rassemblements à Moscou, et les citoyens américains devraient être avertis pour éviter les rassemblements au cours des prochaines 48 heures», a circulé sur l’ensemble des réseaux. Des rapports font état d’un flux d’informations entre les services de renseignement américains et russes sur d’éventuelles menaces, écrit Andrea Muratore dans «Inside Over».

Déclarer que l’avertissement du 7 mars est une «preuve irréfutable» de la prévisibilité des attaques d’hier est pour le moins une position excessivement téméraire, du moins pour l’heure : il n’y a pas eu d’attaques dans les 48 heures qui ont suivi, cependant, l’attaque a eu lieu quelques jours seulement après l’assassinat de six membres d’EI-K (Etat islamique du Khorāsān) dans la région russe caucasienne d’Ingouchie, signe d’une alerte notable de Moscou sur la question. Il s’agit de comprendre si, dans le contexte de la réaction sécuritaire de Moscou aux informations recueillies sur EI-K et à celles partagées par les États-Unis, quelque chose n’a pas échappé à l’attention du contre-espionnage (FSB), les services secrets intérieurs de Moscou. Ce qui montre depuis deux ans que ce dernier n’est pas dans le meilleur de ses états opérationnels : la sous-estimation des forces opérationnelles ukrainiennes par son Cinquième Service avant l’attaque, les «trous» comme les raids de Belgorod et l’attaque fatale contre Dariya Dougine, les récents épisodes d’infiltration de forces spéciales, de drones et d’unités de renseignement ukrainiennes dans le pays, montrent à quel point la force dirigée par Alexandre Bortnikov connaît une évidente fragilité opérationnelle.

De ce point de vue, il est également intéressant de lire la crise qui a conduit à l’escalade terroriste comme une crise du renseignement. Si la Russie était bien consciente depuis un certain temps qu’EI-K avait placé le pays dans sa ligne de mire et avait déjà tenté en 2022 de frapper l’ambassade de Russie en Afghanistan dirigée par les talibans à Kaboul, et si cette conscience s’était ajoutée à l’avertissement le plus précis de la part des USA, il peut y avoir plusieurs raisons à cela. Première raison : quelque chose s’est échappé dans le flux d’informations. Et là, nous pouvons penser au fait que les échanges entre les services secrets américains et russes ont lieu, par exemple, principalement à travers la relation entre le SVR de Sergueï Naryskin et la CIA dirigée par William Burns, avec le FSB en arrière-plan. Et dans le même temps, l’enquête sur EI-K nécessite la triangulation des informations de renseignement intérieures et extérieurs et des dossiers diplomatiques dans des scénarios critiques, notamment des pays comme l’Afghanistan et le Pakistan, où l’autoproclamée branche centrasiatique de l’État islamique sévit depuis des années.

Néanmoins, le fait que même avec la technologie et l’information au sein des services secrets, quelque chose peut toujours échapper, le déficit du renseignement ou l’absence de coordination politique dans un appareil dans lequel, aujourd’hui, la confrontation avec l’Occident et la guerre en Ukraine absorbent le maximum d’énergie, semble être une hypothèse possible. L’affaire Hamas-Israël du 7 octobre le confirme : force est de constater que c’est la division entre les services secrets de Tel-Aviv et le gouvernement de Benyamin Netanyahu, qui sous-estimait la menace djihadiste, qui a joué un rôle décisif pour retarder la surveillance du Hamas par un appareil envoyé principalement pour cibler l’Iran, dont l’implication dans le 7 octobre, a été démentie par les services américains eux-mêmes.

Il est donc concevable qu’une cellule EI-K, après la combinaison d’une répression russe accrue et d’alertes américaines aussi opportunes, ait accéléré une opération connue depuis un certain temps ou ait réussi à échapper au contrôle de plusieurs services. Soit que les informations stratégiques étaient restées bloquées entre le SVR et le FSB ; soit que le contre-espionnage du FSB a raté quelque chose dans le contexte du contrôle militaire, informationnel et systémique de la menace. Puisqu’il n’existe aucune preuve permettant de remettre en question des hypothèses telles que celles d’un faux drapeau ou l’implication d’acteurs extérieurs comme tels que l’Ukraine, qui ne semblent pas capables de disposer de capacités aussi larges, la question d’un énième cas possible de crise du renseignement ouvrant la voie à une attaque terroriste reste ouverte.

Un scénario que nous connaissons bien depuis des années : Charlie Hebdo et le Bataclan à Paris (2015), Bruxelles, Istanbul, Nice (2016), Londres, Saint-Pétersbourg et Manchester (2017) sont des exemples d’attentats dans lesquels un mauvais encadrement ou des «trous» d’information sur des suspects individuels, souvent très difficiles à identifier à temps, ont contribué à empêcher que ces massacres ne soient évités. Le terrorisme islamiste reste une forme de menace très «liquide» et insidieuse. Et l’attaque contre Moscou montre aussi à quel point il est fondamental d’analyser la question au niveau de la «diplomatie du renseignement». Dans cette perspective, la comparaison la plus claire est celle des récents attentats de Kerman, en Iran, survenue le 3 janvier.

À ce sujet, les États-Unis auraient en effet alerté l’Iran sur la possibilité d’attaques avant l’attentat suicide sur la tombe du général Qassem Soleimani. Un avertissement qui aurait été lu au sommet du gouvernement de Téhéran comme une possible «boulette de viande empoisonnée» déstabilisatrice. Reuters a cité à ce sujet des sources du renseignement américain. Est-il possible qu’un avertissement aussi explicite ait pu arriver, en secret, derrière la vague communication d’avertissement de l’ambassade américaine à Moscou, qui faisait référence à des «extrémistes» génériques ? C’est difficile à dire, mais si c’est le cas, il est aussi difficile de dire qu’on ne l’a pas cru. Une diplomatie vertueuse de l’intelligence nécessite cependant un désir clair et précis d’établir des lignes rouges politiques de la part des gouvernements. Et dans un monde de concurrence sans limites, même l’information devient une arme. Un autre élément à prendre en compte lorsque l’on étudie comment le commando des membres d’EI-K aurait pu commettre l’énorme massacre qui a choqué Moscou (et le monde). Plonger l’Europe, dont la capitale russe fait partie de manière indissociable, dans la terreur djihadiste après plusieurs années.

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