(Rome, Paris, 10.07.2023). Au lendemain de sa réélection «triomphale», Recep Tayyip Erdogan semblait définitivement un sacré vainqueur, y compris dans la dynamique internationale qui l’a promu médiateur avec la Russie. D’ailleurs, quelques heures après le résultat du second tour de mai dernier, les principales agences de presse turques ont annoncé une visite d’État imminente de Volodomyr Zelensky et de Vladimir Poutine en Turquie. Une sorte de négociation par étapes, sans rencontre bilatérale entre les deux belligérants, mais le début d’une nouvelle médiation signée par le sultan d’Ankara, rapporte dans son analyse Francesca Salvatore dans le quotidien «Il Giornale/Inside Over».
Il y a quelques jours, le président ukrainien atterri à Istanbul, bien au fait des trois dossiers à décortiquer avec son homologue turc qui l’accueillait en «cher ami». Tout d’abord, la demande d’armements, notamment d’avions de combat et de DCA : certes, rien de nouveau, puisque depuis 2014, Kiev utilise des drones turcs (les TB2 Bayraktar) sur le théâtre du Donbass. Ensuite, la brûlante question de l’entrée dans l’OTAN : peut-être la plus chaude des disquisitions, en présence du mouton noir de l’Alliance atlantique, qui continue de faire le meilleur et le pire en vertu de sa fonction de tampon. Et puis, l’éternelle question du corridor céréalier : l’accord, qui expire dans une semaine, est celui qui a permis à plus de 30 millions de tonnes de céréales de quitter les ports ukrainiens au cours de l’année dernière. Lors des heures passées en Turquie, Zelensky semble avoir trouvé face à lui un Erdogan différent, résolument ému quant aux besoins de Kiev, en paroles, mais aussi en actes.
Les commandants d’Azovstal libérés
La première surprise réservée par Erdogan à Zelensky a été la libération des commandants ukrainiens capturés par la Russie après la défense acharnée de Marioupol au sein de l’aciérie d’Azovstal : ces derniers ont en effet pu retourner en Ukraine avec le président Zelensky. Denys Prokopenko, Svyatoslav Palamar, Serhiy Volynsky, Oleh Khomenko et Denys Shleha ont été détenus en Turquie sur la base d’un accord conclu en septembre dernier et qui prévoyait leur libération pas avant la fin du conflit. Erdogan, en revanche, violant son accord avec la Russie, a choisi de « récompenser » Zelensky par cette décision surprise. Rentrés chez eux et accueillis en héros, les plus hauts gradés du bataillon Azov ont fêté leur retour au pays, dans les rues de Lviv, et ont juré de retourner très vite sur le terrain.
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Si cette décision marque un point en faveur de Kiev et un formidable outil de propagande pour Zelensky, il est difficile de comprendre pourquoi Erdogan a violé un accord aussi important et symbolique avec son ami Poutine. Un geste certes calculé, mais suffisamment fort pour déclencher les foudres de Moscou : le Kremlin, par la voix de l’irréprochable Dimitri Peskov, fait savoir que non seulement ce geste viole les accords, mais qu’il serait le résultat d’une stratégie de l’OTAN visant à faire pression sur la Turquie pour qu’elle se montre solidaire avec l’Alliance en prévision du sommet de Vilnius : un choix que la pléthore d’analystes pro-Kremlin a qualifié d’«insulte à la Russie».
La prière de Zelensky avec Barthélemy Ier
Un détail passé inaperçu mais qui a contribué à créer une iconographie très particulière de la visite d’Etat de Zelensky, notamment en raison de la place qu’occupe le patriarche œcuménique Barthélemy Ier au sein de l’Église orthodoxe. Barthélemy est, en effet, l’homme qui, depuis le début du conflit, a condamné les agissements du Kremlin et du «frère Kirill», coupable d’avoir béni «l’opération spéciale» dès sa création.
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En outre, il convient de rappeler le rôle et les choix faits par Barthélemy au cours des cinq dernières années ; en 2018, le schisme entre l’Église orthodoxe russe et le Patriarcat œcuménique de Constantinople a commencé, en raison du fait que le premier a interrompu unilatéralement la pleine communion avec le second, en réponse à une décision du Saint-Synode du Patriarcat de Constantinople, qui a confirmé son intention d’accorder l’autocéphalie à l’Église orthodoxe d’Ukraine.
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Mais la rencontre entre Zelensky et Barthélemy Ier, et la prière pour la paix qui s’y rapporte au Fanar d’Istanbul, n’est pas seulement importante d’un point de vue œcuménique, mais aussi du point de vue des relations que cette Église entretient avec le gouvernement turc. Barthélemy, en effet, se déplace et agit au sein d’une minuscule communauté orthodoxe dans un lac turc et islamique avec lequel il a établi d’excellentes relations qui lui ont permis de jouir d’une liberté plus ou moins grande.
Pour Erdogan, «Kiev mérite de rejoindre l’OTAN», tandis que Poutine observe
Mais le véritable coup d’éclat a été les déclarations du président turc sur l’entrée de Kiev dans l’Alliance. Erdogan, aux prises avec le bras de fer sur la Suède et son habituel cercle de discussion OTAN-Russie, a dévié les observateurs en donnant son aval plus que symbolique à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, intervenant dans l’affaire qui (dans la vulgate russe de l’opération spéciale), représenterait le casus belli. Non seulement, le président turc a réitéré son engagement à défendre l’intégrité territoriale de l’Ukraine, sa non-reconnaissance de l’annexion de la Crimée par la Russie, et surtout sa promesse d’une participation turque à la reconstruction du pays une fois la guerre terminée. Des promesses publiques importantes qui se heurtent au double langage habituel (deux poids, deux mesures) d’Erdogan.
Entre-temps, Poutine observe : Moscou dit avoir suivi avec intérêt les événements d’Istanbul et laisse filtrer l’intention d’effectuer une prochaine visite d’Etat en Turquie ; sans donner de date, pour l’heure, mais seulement des indications génériques de type «le mois prochain». Ce tournant vers Kiev intervient à un carrefour temporel bien particulier, à savoir le prochain sommet de Vilnius mais aussi les suites du coup d’État manqué d’Evgueny Prigozhin : un événement pour lequel Erdogan avait exprimé sa solidarité avec son homologue russe qui, en tour à tour, s’était rangé du côté d’Erdogan en 2016, à l’occasion de la tentative de putsch, sur laquelle aucune lumière n’a jamais été faite. Le soutien d’Erdogan à l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN intervient en outre à un moment où les États-Unis connaissent une ambiguïté complexe envers Kiev : bien que ces derniers jours le douloureux OUI à la fourniture de bombes à fragmentation a été prononcé, le président Joe Biden continue de tergiverser sur une adhésion née en «temps de guerre», arguant dans une interview accordée à CNN qu’il n’y a toujours pas d’unanimité au sein de l’OTAN sur ce point. Dans ce contexte, la déclaration d’Erdogan est-elle une ouverture ou une provocation de la part du fils prodigue de l’Alliance ?