(Paris, Rome, 30.06.2023). Selon certains analystes, la Syrie tente depuis des années de faire chanter d’autres pays du monde arabe par le biais de la drogue, et sa récente réhabilitation a pour objectif, entre autres, de mettre fin au trafic illégal d’amphétamines. S’il reste « isolé », a-t-on dit, le régime d’Assad pourrait constituer une menace pour l’ensemble du monde arabe. C’est une thèse qu’il ne faut pas sous-estimer, compte tenu des dommages que la consommation de cette drogue cause d’importants dégâts aux nouvelles générations de ces pays
La réadmission de la Syrie de Bachar al Assad dans la Ligue arabe est passée presque inaperçue, complice de l’immensité d’autres catastrophes internationales, comme l’aggravation de la guerre en Ukraine. Pourtant, l’événement méritait une attention différente et le père Giovanni Sale, dans le nouveau numéro de «La Civiltà Cattolica», parvient à expliquer pourquoi le tournant arabe, après douze ans de conflit, des centaines de milliers de morts, des destructions historiques, des disparitions systématiques, la poursuite du conflit dans des zones circonscrites mais pertinentes du pays, les déportations massives et un refus permanent de toute réforme du système autocratique, peuvent s’avérer être une capitulation de la politique arabe face au système de chantage créé par Damas, avec des répercussions importantes sur le système mondial. L’analyse est rigoureuse, mais grâce à une récapitulation des événements les plus pertinents de la situation politico-militaire-économique actuelle, elle identifie le point de crise du choix arabe. L’auteur nous conduit par la main dans la compréhension politique du choix arabe, fondé sur trois urgences : le lien avec les Pasdaran iraniens, les millions de déportés syriens qui déstabilisent la région et l’énorme production de la nouvelle drogue, le captagon, avec laquelle la Syrie envahit la région. L’espoir qu’Assad change de cap sur ces trois lignes fondamentales a guidé les Arabes dans leur choix. Le dirigeant syrien va-t-il renoncer aux trois armes qui lui ont permis de resurgir ? L’espoir apparaît, mais peut-être déraisonnable. Ce raisonnement est éclairant et doit être bien compris, puis reconstruit, selon le point de vue de Riccardo Cristiano dans le quotidien «Formiche».
Le premier point est le suivant : la réadmission au sein de la Ligue arabe a une valeur politico-formelle. C’est comme la réadmission à l’ONU d’un régime qui en a déjà été expulsé. Qui a donc réintégré le bon salon des Arabes ? « Il est de notoriété qu’Assad, pour se maintenir au pouvoir, a eu recours à des méthodes brutales ces dernières années. Plus de 300.000 citoyens syriens sont morts à la suite d’attaques de missiles et d’armes chimiques (selon les enquêtes des Nations Unies. Plus de 500.000 selon plusieurs ONG, Ndlr). En outre, l’appareil de sécurité syrien a capturé des dizaines de milliers de dissidents politiques au fil des ans, qui n’étaient pas des terroristes. Tout cela a été méthodiquement réalisé avec l’aide des alliés iraniens et, depuis 2015, des Russes, qui expérimentent les méthodes de guerre les plus destructrices en Syrie. Le retour sur scène du président, accusé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, met à mal tout le système de droits et de sanctions que l’Occident a construit depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la récente inculpation de Poutine pour la déportation de mineurs ukrainiens. Cette réhabilitation d’Assad par les pays arabes, et non seulement eux, soulève des questions d’ordre politiques, juridiques et morales sur l’efficacité réelle, à long terme, du système de sanctions adopté jusqu’ici par la communauté internationale contre les dictateurs qui commettent des crimes graves contre leur peuple ».
Initiée par les Émirats arabes unis il y a des années, la politique d’accompagnement d’Assad a finalement été partagée par les Saoudiens, ce qui a conduit le président syrien au récent sommet des chefs d’État et de gouvernement arabes, dont il a été expulsé en 2011. Pour couvrir l’événement, le président ukrainien Zelenski a été invité de manière inattendue au sommet, ce qui a attiré l’attention des médias : « L’événement a été stratégiquement planifié et voulu par l’Arabie saoudite et son chef, le prince Mohammad bin Salman (MBS), pour revenir dans le jeu de la grande politique internationale et de réhabiliter le sommet ». N’étant plus apprécié par les Etats-Unis depuis Obama, Riyad a désormais un nouveau cap : il s’aligne sur la Russie pour ses intérêts en matière d’hydrocarbures, sur les Américains en matière d’armement et de sécurité, et sur la Chine sur le plan du commerce et de la diplomatie. Le vieux mariage avec Washington demeure, mais dans un contexte polygame, et le favori de demain pourrait être Pékin.
C’est dans ce contexte politique que se situe la question syrienne. L’Occident, du moins officiellement, reste opposé à Damas, dont il exige l’application de la résolution 2254 de l’ONU, datant de 2015, qui appelle à « un cessez-le-feu total, à des élections libres et un renouvellement de la Constitution », jamais suivie par Assad. Mais le temps passe, les Arabes ressentent l’urgence de changer la donne. Citant des avis importants, le père Sale note que pour beaucoup « le rapprochement est motivé par la stratégie d’éloigner l’Iran de la Syrie ou du moins, affaiblir son influence politique ». En effet, après avoir compté pendant des années sur le soutien militaire iranien, la Syrie est désormais une base pour le Corps des gardiens de la révolution islamique et d’autres groupes armés liés à l’Iran (tel que le Hezbollah, Ndlr). Leur présence est considérée comme néfaste et inquiétante pour les pays sunnites de la région, en particulier pour l’Arabie saoudite et la Jordanie. A l’heure actuelle, il semble peu probable qu’Assad se débarrasse des forces qui l’ont maintenu au pouvoir et qui sont toujours prêtes à se battre pour lui.
L’Iran est bien implanté en Syrie, et les relations entre les deux régimes sont trop profondes et solides pour que Damas s’en défasse pour satisfaire le front sunnite, sans rien recevoir de substantiel en retour. La reconnaissance formellement obtenue par le régime syrien avec son admission dans la Ligue arabe et son rapprochement avec certains pays est insuffisante pour qu’Assad prenne ses distances avec Téhéran et d’autres pays proches de l’Iran. Le lien entre les deux pays a été reconfirmé par une visite en avril du président Ebrahim Raïssi à Damas. L’article mentionne également d’autres lectures qui sont dans une large mesure compatibles avec ce cadre, comme l’urgence de sortir des conflits au Yémen et en Syrie, afin de se consacrer à des projets de développement, créant ainsi un cadre post-conflit.
On peut passer aux deux autres points de la question : les déportés et le captagon. Sur les Syriens déportés du pays, contraints de fuir, auxquels il faut ajouter les nombreux relégués dans des camps internes, le Père Sale écrit qu’«ils seraient environ 2 millions (sur une population de 5 millions) au Liban, un pays très fragile du point de vue politique et économique, et autant en Jordanie. En Turquie, ils seraient près de quatre millions. Ces derniers temps, notamment lors de la dernière campagne électorale, l’état d’esprit de la population et de la classe politique a changé envers les réfugiés syriens, considérés comme un facteur de déstabilisation nationale. En réalité, Erdoğan évoque depuis un certain temps leur relocalisation sur le territoire syrien, et pour cette raison il avait même menacé, d’incursions militaires dans les zones frontalières, après l’attentat terroriste d’Istanbul. À cet égard, il convient de souligner que tous les réfugiés qui ont fui la Syrie après la guerre ne sont pas disposés à y retourner. Dans les différents pays où se trouvent des réfugiés syriens, beaucoup d’entre eux ont réussi à se construire une vie digne, comme ceux qui sont arrivés en Europe ».
Il faut ajouter que même en Jordanie et au Liban, l’attitude à leur égard est la même. Mais les conditions de sécurité pour leur retour ne sont pas réunies : « ils seraient prêts à retourner dans leur patrie si le régime entreprenait d’importantes réformes tant politiques qu’économiques. Ce qui ne semble pas être le cas actuellement. Assad et son entourage ne sont pas disposés à lâcher les rênes du pouvoir (d’autant plus qu’ils sont convaincus d’avoir gagné la guerre civile), ni à organiser des élections libres avec la participation de divers partis ». Assad changera-t-il de ligne, pour soulager les douleurs du Liban, de la Turquie et de la Jordanie ? Le père Sale cite le grand écrivain syrien Yassine al Haj Saleh : « Malheureusement, les partisans de la normalisation n’ont pas pris la peine de dire un mot sur le sort des 11.000 disparus, sur le retour en toute sécurité des réfugiés de différents pays ». C’est exact.
Après avoir rappelé qu’Assad et tous les Syriens sont parfaitement conscients que les investissements pharaoniques promus par la Russie pour reconstruire la Syrie (largement bombardée par les Russes lors de la guerre contre Daech menée par les Américains) resteront lettre morte, et donc que l’économie continuera de s’effondrer. L’auteur passe à la troisième urgence ; le captagon, et ses énormes recettes illégales : «La Syrie est le premier producteur mondial de captagon, une amphétamine vendue à bas prix et largement consommée dans les pays du Golfe. En 2020, les autorités des Émirats arabes unis ont saisi 36 millions de tablettes, dissimulées dans une cargaison de câbles électriques. L’Arabie saoudite a saisi plus de 20 millions de comprimés dans une cargaison de pamplemousses l’année suivante ; tout comme la Jordanie et d’autres pays. Selon certains analystes, la Syrie tente depuis des années de faire chanter les autres pays du monde arabe par le biais de cette drogue, et sa récente réhabilitation a pour objectif, entre autres, de mettre un terme au commerce illégal de cette amphétamine. S’il est laissé « isolé », a-t-on dit, le régime d’Assad pourrait constituer une menace pour l’ensemble du monde arabe. C’est une thèse à ne pas sous-estimer, compte tenu des dommages que la consommation de cette drogue cause aux nouvelles générations de ces pays. Mais il faut aussi dire que, si cette analyse s’avère vraie, elle donnerait à Assad une arme de chantage très puissante (un peu comme les migrants dans le cas d’Erdoğan en Turquie) : il pourrait en effet endiguer le flux de Captagon, mais pourrait facilement le réactiver en cas de demande de concessions supplémentaires de la part des pays arabes ». Le texte poursuit, en indiquant les conséquences mondiales du choix effectué, mais le probable revers Arabe est là.