(Rome, 30 août 2022). L’ancien dirigeant est mort « d’une longue maladie » ce mardi, en Russie. Son passage au pouvoir a été marqué par la chute de l’Union soviétique.
C’est une formidable destinée que celle de Mikhaïl Gorbatchev, mort à l’âge de 91 ans. Un provincial, venu du Caucase, à qui une ferveur communiste indiscutable et un entregent qui a fait beaucoup d’envieux auront permis de franchir, très jeune, dans les arcanes verrouillés d’un pouvoir sénile, toutes les étapes menant à la consécration suprême. Un opportuniste audacieux aussi. Réalisant très tôt l’échec patent – mais non reconnu par ses pairs – du socialisme, il n’a pas tremblé et mis en pratique dès qu’il en a eu le pouvoir des réformes d’inspiration libérale qui vont fissurer le carcan d’un régime autoritaire, figé, improductif et surtout corrompu. Dans la foulée, il mettra également fin, à l’extérieur des frontières de l’URSS, à 70 ans de domination sur des pays asservis par un impitoyable système dictatorial, en laissant se détruire le Rideau de fer et en tirant un trait sur la guerre froide.
Et puis, comme l’apprenti sorcier qu’il était, il finira par être lui-même aspiré par le tourbillon du bouleversement qu’il avait engagé, au point d’être contraint de céder piteusement la place à plus réformiste que lui – du moins pouvait-on le croire à l’époque – en la personne de Boris Eltsine.
Le koulak et le stalinien
Dans le village de Privolnoe où il est né le 2 mars 1931 dans une famille de paysans, Mikhaïl Gorbatchev aura été dès l’enfance déchiré entre deux mondes. Celui d’une orthodoxie communiste pure et dure, celle que pratique son grand-père maternel Panteleï Gopkalo, président du kolkhoze du village, et celui d’une Russie plus traditionnelle, mais aussi plus ouverte au changement. En effet, le grand-père paternel du jeune Micha, Andreï Gorbatchev, est un cultivateur traditionnel, hostile à la collectivisation des terres et qui cherche à exploiter son bien en vendant ses produits au plus offrant. C’est une attitude qui ne pouvait être tolérée longtemps sous Staline, surtout après la grande famine des années trente. Alors que Gorbatchev a tout juste trois ans, Andreï qu’il adore et admire est arrêté et envoyé au goulag. Miraculeusement, car à l’époque on revenait rarement de Sibérie, le « koulak » récalcitrant est remis en liberté au bout d’un an seulement.
Entre-temps, le jeune Gorbatchev et ses parents se sont installés chez Panteleï, ce grand-père dont le marxisme est le bréviaire et pour qui Staline est un Dieu dont le culte imbibera les jeunes années de Micha. C’est dire qu’à l’orée de l’adolescence, le jeune homme n’a pas encore goûté aux sirènes de la contestation. Il fait au contraire un parcours scolaire impeccable et une montée en responsabilité régulière dans les jeunesses communistes, les komsomols : en 49, il est décoré de l’ordre du drapeau rouge du travail et termine son cycle scolaire avec une médaille d’argent. Cette double décoration « prolétarienne » a une influence considérable sur son avenir : elle lui ouvre, privilège rare pour un provincial, les portes de l’université de Moscou. Il y fera des études de droit et y rencontrera celle qui fut non seulement la femme de sa vie, Raïssa, mais aussi l’inspiratrice et le soutien de sa progression jusqu’au sommet du pouvoir.
Une ascension éclair
Première grosse déception dans son ascension : il espérait un poste de magistrat à Moscou, on le renvoie à Stavropol. En fait, ce sera sa chance. Car il prend vite du galon dans les komsomols locaux. Et comme il a déjà un excellent flair politique et est avide de progrès, il profite du rapport Khrouchtchev, dénonçant le culte de la personnalité de Staline et réclamant une réforme du parti, pour devenir dans sa région le meilleur propagandiste des idées nouvelles. Et puis Gorbatchev se révèle déjà un orateur né, sachant aller vers ses auditoires, ne refusant jamais la discussion, même quand elle vient de simples paysans.
À 30 ans, il est nommé premier secrétaire régional des jeunesses communistes. Ce qui lui permet de revenir à Moscou pour participer, en 1961, au 22e Congrès du Parti, première marche vers le pouvoir. C’est là qu’intervient dans sa vie l’un des protecteurs qui va aider Mikhaïl Sergueïevitch à passer de sa province à la cour des grands. Fedor Koulakov a 42 ans. Comme Gorbatchev il est, ce qui est rare dans la nomenklatura, fils de paysan. Après avoir été ministre, il a été envoyé par Khrouchtchev, qui a toute confiance en lui, pour prendre la direction de la région de Stavropol et y faire appliquer les mesures préconisées par le maître du Kremlin pour y redresser une agriculture à la dérive.
Le nouveau patron de la région va se servir de l’expérience de ce fils de paysan. Il appelle Gorbatchev auprès de lui comme responsable des cadres du parti dans la région. Dès lors, sa progression va être exceptionnelle : premier secrétaire du parti de la ville de Stavropol en 66, il est « élu » deux ans plus tard, deuxième secrétaire de la région. Puis en 1970, à 39 ans et sur recommandation expresse de Koulakov, premier secrétaire du PC régional.
Des amitiés utiles
En 1971, le voilà à Moscou, et déjà coopté, au 24e congrès, comme membre titulaire du comité central du PC de l’URSS. Entre-temps Khrouchtchev a été évincé et Léonid Brejnev est le nouveau maître de l’Union. Gorbatchev n’en souffrira pas. Sans doute parce que ses bonnes fées se nomment Koulakov, l’expert en agriculture du régime, et aussi Iouri Andropov, le patron du KGB de l’époque. Mikhaïl a eu la chance, alors qu’il n’était encore qu’un obscur responsable local des komsomols, de se lier d’amitié et de parler longuement des maux du pays avec le patron de l’espionnage, quand celui-ci, plus libéral qu’il n’y paraissait, venait suivre une cure thermale à côté de Stavropol.
Un hasard tragique va être à l’origine de la première grande consécration de Gorbatchev : Fedor Koulakov décède brutalement le 26 novembre 1978 et Mikhaïl va être propulsé au poste de ministre de l’Agriculture que Brejnev réservait au défunt. Le protégé profite avec réalisme de cette disparition soudaine. « Vas-y, fonce », lui écrit même Brejnev.
Il ne s’en privera pas. Surtout lorsque, quatre ans plus tard, Iouri Andropov succède à Léonid Brejnev et devient premier secrétaire. Avec l’accession au pouvoir suprême de celui avec qui, lors de ses cures thermales, il a partagé de longues discussions sur la manière de déverrouiller la société, Gorbatchev peut espérer voir se réaliser leurs idées communes. Mais le destin en décidera autrement. Tombé gravement malade à l’automne, Iouri Andropov décède le 9 février 1984, avant d’avoir pu mettre en pratique l’esquisse même des réformes envisagées.
« Est-il possible d’accomplir les changements profonds que le pays espère ? Il le faudra bien, car on ne peut pas continuer comme cela »
Le coup du sort de cette deuxième disparition aurait pu être un coup d’arrêt à la carrière politique de Gorbatchev. Mais même dans cette bureaucratie aux codes figés, il est difficile d’interrompre la montée en puissance de celui qu’Andropov avait clairement désigné comme son héritier : « Ne te limite pas à l’Agriculture. Agis comme si tu avais toutes les responsabilités », lui avait-il conseillé. Pourtant, au grand désespoir de tous les réformistes, un apparatchik sans talent et souffreteux, Konstantin Tchernenko, devient premier secrétaire. Il est déjà tellement malade qu’il parviendra difficilement à prononcer l’éloge funèbre d’Andropov.
Au fil des mois ce pouvoir grabataire va d’ailleurs un peu plus s’essouffler. Et c’est Gorbatchev qui préside le Politburo quand Tchernenko est souffrant. C’est-à-dire de plus en plus souvent. Au point que dans les couloirs du Kremlin, comme dans les salles de rédaction des médias officiels, on le surnomme déjà « le secrétaire bis ». Il n’attendra pas très longtemps pour devenir le vrai numéro un. Un an et vingt-cinq jours après avoir été intronisé, Tchernenko meurt.
Au soir de ce 10 mars 1985 qui le voit à 54 ans accéder au sommet du pouvoir, Gorbatchev sort dans le parc proche de sa datcha avec Raïssa, seul moyen d’échapper aux micros du KGB. Il racontera lui avoir dit : « Depuis sept ans que je suis à Moscou, je me heurte à des murs. Est-il possible d’accomplir les changements profonds que le pays espère ? Il le faudra bien, car on ne peut pas continuer comme cela. »
Perestroïka…
En tout cas, il est pressé de passer aux actes. Il s’attaque d’abord aux prébendes des cadres du parti. Entre l’entrée en fonction de Gorbatchev et le 27e congrès du parti, moins d’un an plus tard, près de 117 responsables et apparatchiks, dont 35 ministres et 46 premiers secrétaires de région, vont être limogés.
La remise en cause du système ne se borne pas pour autant à des purges comme le pays en connaît depuis 1917. Gorbatchev a compris que l’URSS a un besoin urgent, non pas d’une simple modernisation, mais d’une restructuration du modèle existant. Dès l’été qui suit son accession au pouvoir, il va lui donner un nom : « perestroïka ». Une rénovation de l’économie, une remise à plat des pratiques existantes dont Gorbatchev ne veut pas pour autant qu’elle s’accompagne de la mise au rencart du parti. Bien au contraire, c’est la nécessaire démocratisation de celui-ci qui « conduira notre patrie à de nouvelles frontières », lance-t-il d’un ton un peu emphatique, qui rappelle celui de John Kennedy.
Mais, comme on pouvait s’y attendre, beaucoup de barons renâclent devant la nouvelle politique proposée. D’autant que les premières réformes lancées – autonomie des entreprises ou des kolkhozes, retour à la vérité de la loi du marché –, non seulement ne donnent pas de résultats immédiats, mais s’accompagnent d’une flambée des prix qui provoque une montée du mécontentement populaire. Comment les progrès pourraient-ils être rapides dans une économie dont les dépenses militaires sont supérieures en valeur à celles des États-Unis, alors que le PNB de l’URSS est à peine le quart de celui de l’Amérique.
… et Glasnost
Gorbatchev en tire la conclusion que, puisque les appareils résistent, il faut s’adresser directement au peuple. Et pour cela jouer la transparence, la « glasnost », qui sera avec la perestroïka le symbole de la nouvelle politique. Cela se traduit par une liberté laissée à la presse inédite depuis la Révolution d’octobre. Et par l’éclosion un peu partout dans le pays de manifestations parfois hostiles, quelquefois favorables, qui autrefois auraient été interdites. Dans le même temps, le goulag se libère de beaucoup de ses prisonniers politiques. Le dissident Andreï Sakharov sera du lot.
En juin 1988, pour la première fois, il y a des candidatures multiples aux élections de délégués du parti. Mais déception : peu de nouveaux élus émergent de cette consultation plus ouverte. Les Russes restent sceptiques et ont reconduit la vieille classe.
S’il n’est pas encore vraiment prophète en son pays, Mikhaïl Gorbatchev fait en revanche bouger les lignes à toute allure dans les « pays frères » de l’Europe de l’Est. Dès novembre 1986, lors d’un sommet secret à Moscou, il annonce aux dirigeants de l’Est médusés qu’il faudra dorénavant tenir compte des lois du marché et surtout que « chaque nation a le droit de choisir son modèle de développement, capitalisme ou socialisme ». C’est la fin de la doctrine de la souveraineté limitée. Celle qui autorisait toutes les interventions armées, comme celle contre le Printemps de Prague en 1968.
Reconnu à l’Ouest
L’erreur de Gorbatchev est d’imaginer que sinon les dirigeants, dont la plupart sont bornés et incapables d’évoluer, du moins les peuples, vont suivre la voie des réformes prudentes engagées par l’URSS. Or cette liberté de choix retrouvée, conjuguée à l’absence de risque d’intervention armée, va favoriser non pas des réformistes qui adapteraient la perestroïka à leur pays, mais des nationalistes dont 70 ans de servage ont entretenu leur haine des Soviétiques et leur désir de revanche.
La Pologne avec Solidarnosc, puis la Hongrie, la Bulgarie, la Tchécoslovaquie multiplient les manifestations hostiles à leurs gouvernants. Puis s’en prennent à Moscou et finalement à Gorbatchev lui-même. Pourtant, avec courage, celui-ci empêchera les dirigeants les plus durs, ceux d’Allemagne de l’Est ou de Bulgarie, à intervenir militairement pour rétablir « l’ordre communiste » en Pologne, en juillet 1989. Surtout, il agira de même lors de la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989.
Si cette position courageuse vaut à l’initiateur de la perestroïka une forte popularité en Occident bientôt couronnée par un prix Nobel de la paix, en Russie, le peuple ne voit en lui que le responsable de la débâcle de l’empire et d’une catastrophe économique pire parfois que les années de privation des plus mauvais jours du stalinisme. Quant à ses compagnons de route du Kremlin, à part quelques très proches, ils n’y verront que naïveté ou trahison.
Un rival nommé Eltsine
En effet, après la chute du Mur, Gorbatchev va très vite se retrouver à Moscou attaqué sur sa droite par les conservateurs, qui n’ont pas accepté sa remise en cause des « acquis du socialisme », et par les partisans d’une réforme accélérée des institutions politiques de l’URSS, avec remise en cause du parti unique, la création d’un marché intérieur, la refonte du système fiscal, la fin des monopoles sur le gaz et le pétrole. Ce courant a un chef de file, Boris Eltsine. Un homme venu de l’Oural et que Gorbatchev avait fait venir auprès de lui parce qu’il avait une réputation de réformateur. Partisan de réformes très libérales, certes, mais qui lorsqu’il parviendra au pouvoir montreront leurs limites et leurs dérives au profit de quelques profiteurs enrichis qui mettront le pays en faillite.
Eltsine est doué d’une ambition démesurée. Lorsqu’il se fait élire, en mai 1990, président du Présidium du soviet de la Fédération de Russie, il est de facto le rival de Gorbatchev, devenu deux mois plus tôt président du soviet de l’URSS. La Russie contre l’URSS, c’est le match qui se livrera jusqu’en décembre 1991 et la retraite forcée de Gorbatchev. Un match que Gorbatchev pense qu’il aurait pu gagner si l’Occident avait pris la juste mesure de ce qui se passait dans son pays et l’avait aidé, comme les États-Unis avaient aidé l’Allemagne de 1945, par un gigantesque plan Marshall qu’il évaluait à 50 milliards de dollars.
Le triomphe des oligarques
Revenu bredouille le 19 juillet 1991 du premier sommet du G7 auquel l’URSS était admise, Mikhaïl Gorbatchev tente une dernière manœuvre : éviter l’explosion de l’URSS en proposant à toutes les républiques associées, y compris les Baltes et l’Ukraine qui ont déjà plus ou moins pris le large, un traité d’union pour une sorte de confédération.
Un putsch grotesque et raté, le 19 août 1991, concocté par des conservateurs profitant des quelques jours que Mikhaïl s’accordait au bord de la mer Noire, va lui faire perdre cette dernière manche. Prisonnier des apprentis putschistes dans sa maison de Crimée, il va laisser le champ libre à Boris Eltsine, qui juché sur un char devant le Kremlin apparaîtra comme l’homme ayant mis les comploteurs en déroute.
Les quatre mois qui suivront jusqu’à l’annonce de la démission de Mikhaïl Gorbatchev le 25 décembre 1991 seront pour lui une longue humiliation au cours de laquelle il est mis plusieurs fois en minorité par ses pairs, tandis que le pouvoir lui échappe et qu’Eltsine et la Fédération de Russie triomphent. Et avec eux les oligarques qui, pendant huit ans, jusqu’à l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, vont pomper à leur profit la sève de cette Russie que Gorbatchev avait cru pouvoir faire passer en douceur d’une dictature communiste impotente et menaçante à une démocratie moderne.
Par Michel Colomès. (Le Point)