(Rome, 21 août 2022). La Russie est sous le choc. La commentatrice et politologue Darya Douguine, fille du plus connu Aleksandr, est décédée dans un attentat sensationnel qui a eu lieu hier soir vers 21 heures. Les motifs et les auteurs sont inconnus jusqu’à présent, tandis que les circonstances de l’événement sont un peu plus claires: la jeune femme rentrait chez elle à Moscou et conduisait la voiture de son père, une Toyota Land Cruiser Prado, qui a explosé sur une autoroute près de Bol’šie Viazëmy.
Selon le décryptage d’Emanuel Pietrobon dans le quotidien «Inside Over», les enquêteurs russes ont ouvert une enquête contre un inconnu et une terrible indiscrétion, qui était dans l’air depuis les instants qui ont suivi l’explosion, a déjà été confirmée : les premières investigations menées sur ce qui reste de la voiture ont confirmé la présence de traces d’explosifs. Il s’agissait, en somme, d’une tentative d’assassinat. Et il semble assez clair qui était le destinataire du message : Vladimir Poutine.
Qui était Darya Douguine
Darya Douguine était le deuxième enfant, ainsi que la fille unique d’Aleksandr Douguine. Née en 1992, sept ans après son frère Artur, elle était très proche de son père, dont elle avait suivi les traces depuis sa jeunesse et s’apprêtait à lui succéder : d’abord un diplôme de philosophie à l’Université d’État de Moscou, puis un doctorat, enfin son atterrissage dans la galaxie eurasiste – intellectuelle et militante du Mouvement eurasien international – et dans l’arène politique en tant qu’analyste.
Habituée des plateaux de télévision, journaliste et invitée d’événements politiques et culturels (au moment de sa mort elle revenait du festival Tradition), Darya Douguine avait récemment été ajoutée à la liste des citoyens russes sanctionnés par le Royaume-Uni et les États-Unis pour son rôle présumé dans la diffusion de la désinformation liée à la guerre en Ukraine.
Les auteurs possibles (et leurs motivations)
L’Ukraine n’est pas le seul champ de bataille auquel Poutine est confronté. Car au sein du Kremlin, depuis la nuit du 24 février 2022, une guerre entre puissances se déroule pour le pouvoir.
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Une guerre qui a fait plusieurs morts sur le terrain, dont pas moins de sept personnalités de premier plan liées à Gazprom et à l’industrie milliardaire du pétrole et du gaz naturel, et des victimes anormales, à savoir des officiers déclassés ou rétrogradés, des (anciens) loyalistes mutés et des petits rois révoqués, comme Vladislav Sourkov.
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La mort de Darya Douguine pourrait s’inscrire dans ce contexte d’une guerre dans la guerre, au sein de laquelle il n’est pas toujours possible d’établir quand il s’agit de répulsions hétérogènes menées par le Kremlin et quand il s’agit de vendettas transversales opérées par des cinquièmes colonnes. Une victime collatérale – car le père aurait dû être dans cette voiture – d’un conflit dans lequel il n’est pas facile d’entrer, faute de preuves et en raison d’une surabondance d’indices qui disent tout et rien, mais dont il est indispensable de parler. Car c’est ici, ainsi qu’en Ukraine, que se joue le sort du système Poutine.
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Deux pistes possibles, ou plutôt probables, guideront les enquêteurs appelés à faire la lumière sur l’affaire Douguine: le geste d’une cinquième colonne ou d’une opération spectaculaire des services secrets ukrainiens. Des motifs différents, un seul destinataire : Poutine, dont l’image et la «vision de monde» se sont construites (aussi) grâce au travail obstiné intellectuel de Douguine. Frapper le penseur, idéologue du néo-eurasisme et l’un des leaders du parti de la guerre, pour troubler le sommeil du président russe.
S’il devait s’agir d’agents internes, il faudrait les chercher dans le parti anti-guerre influent mais introverti, qui compte des partisans allant du grand entreprenariat – mis à mal par les sanctions et en symbiose plus avec l’Occident qu’avec l’Asie – aux silovik (un silovik est un représentant d’organismes étatiques chargés de veiller à l’application de la loi, d’organismes de renseignements, des forces armées et autres structures auxquels l’État délègue son droit d’utiliser la force), et qui possède à la fois les hommes et les moyens pour mener de telles opérations.
Si la signature du SBU ukrainien devait émerger, thèse déjà avancée par RT et Denis Pušilin, ce serait un revers tout aussi grave pour le Kremlin : une démonstration de la capacité de Kiev à neutraliser les objectifs de sa liste noire – qui est assez longue – et, non moins importante, frapper l’ennemi en profondeur. Non seulement dans les périphéries de l’Empire, comme le Donbass ou la Tchétchénie, mais jusqu’en son cœur, Moscou.
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Une autre piste qu’il ne faut pas exclure a priori, à la lumière des enseignements de l’histoire, est celle de l’auto-attaque, qui fait partie intégrante de l’arsenal hybride des services secrets de Moscou depuis l’aube de l’ère soviétique et qui pourrait servir, aujourd’hui comme hier, à justifier certains modes d’actions, la menace ukrainienne étant devenue visible et tangible même pour un Russe ordinaire.
Les conséquences de l’affaire Douguine
Il reste cependant à savoir quelles seront les conséquences de cette démonstration de force, révélatrice du niveau d’escalade atteint par le conflit. Parce que chaque défi est aussi une opportunité. Et Poutine, en tant que judoka expert, pourrait trouver dans cette attaque un prétexte pour resserrer encore son emprise sur la cinquième colonne, étendre le régime de surveillance de masse, ou relever encore plus la barre des tensions avec l’Ukraine, peut-être en ripostant par un «oculum pro oculo/œil pour œil», c’est-à-dire éliminer (ou tenter d’éliminer) une figure emblématique de la présidence Zelenskii, ou les trois à la fois.
En attendant que la vérité éclate, toujours si elle émerge, l’attentat du 20 août est une invitation à aller au-delà de l’Ukraine, car la guerre, c’est aussi en Russie.