La Libye à nouveau en feu ? Les échos depuis Tripoli

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(Rome, Paris, 02 juillet 2022). Les manifestations libyennes constituent un signal d’alarme. Les citoyens sont épuisés, le risque de dérives violentes existe et pourrait altérer un climat régional serein. La solution est-elle un mécanisme de gestion jusqu’aux élections ?

« Les manifestations en Libye sont un signal d’alarme pour toute la classe politique », a commenté Nicola Orlando, envoyé spécial pour le dossier libyen du gouvernement italien. La déclaration du diplomate fait suite à une position déjà prise par Rome et par l’ensemble des acteurs occidentaux les plus impliqués dans le dossier libyen : stop aux divisions internes pour éviter que des dérives incontrôlables et violentes ne se déclenchent, et un retour sincère sur la voie de la stabilisation, lit-on dans une déclaration conjointe sorti il ​​y a quelques jours, comme le rapporte Emanuele Rossi dans le quotidien italien «Formiche».

Un constat de nature quasi divine : vendredi soir, des manifestants protestant contre le gouvernement ont attaqué le siège de la Chambre des représentants, qui depuis 2014 s’est exilée à Tobrouk, en Cyrénaïque. Plusieurs personnes ont fait irruption dans le bâtiment à l’aide d’un bulldozer, des images en ligne ont montré des manifestants démolissant l’entrée et marchant à l’intérieur. Des ordinateurs et du mobilier ont été incendiés devant le bâtiment par la fureur des manifestants. D’autres manifestations, impliquant plusieurs centaines de personnes, ont également eu lieu dans la capitale Tripoli et dans d’autres villes comme Misrata.

Ce qui se passe est le résultat d’une impasse institutionnelle qui dure depuis des mois, avec un gouvernement mandaté par la confiance parlementaire (dirigé par Fathi Bashaga) qui ne parvient pas à prendre ses fonctions, et un autre contesté (dirigé par Abdelhamid Dabaiba) qui ne quitte pas les lieux du pouvoir – parce qu’il conteste le processus de vote parlementaire reçu par Bashaga et revendique un rôle qui lui est conféré par l’ONU (avec la voie du Forum de dialogue politique libyen, qui a toutefois expiré le 22 juin).

« Les divisions affectant les moyens de subsistance des citoyens, y compris la fermeture des installations pétrolières, et les querelles politiques qui retardent les élections doivent cesser. La manifestation de la volonté populaire doit rester pacifique et sans entrave », ajoute M. Orlando.

Le point est le suivant : ceux qui manifestent, les Libyens, sont fondamentalement exaspérés par une condition paradoxale. Après plus d’une décennie de divisions menant à des guerres internes, un cessez-le-feu conclu en octobre 2020 avait ouvert des perspectives positives. Un processus de stabilisation avait été engagé entre l’Est et l’Ouest, la Tripolitaine et la Cyrénaïque, soutenu par la communauté internationale, et cette réparation de la plus profonde ligne de fracture libyenne aurait dû conduire à un vote.

Dabaiba a été chargé de cette tâche, mais n’y est pas parvenu en raison de divisions et d’intérêts politiques internes conflictuels. Aujourd’hui, les Libyens appellent à des élections, mais ils demandent aussi que ces divisions cessent immédiatement, parce que le pays est dans un état de souffrance. En une image : l’approvisionnement en électricité à Tripoli est limité à moins de huit heures par jour, ce qui rend la vie difficile aux citoyens.

La foule indignée a exigé la dissolution et la suspension de tous les organes politiques ainsi que la tenue d’élections dans les plus brefs délais, accusant le président du Parlement, Aguila Saleh, et le chef militant de la Cyrénaïque, Khalifa Haftar, de la crise actuelle qui frappe le pays.

Des sources libyennes au sein des manifestants expliquent que la Chambre « tient la Libye en otage ». Saleh, un politicien de 83 ans avec divers problèmes, est accusé de manipuler le parlement en fonction de ses propres intérêts.

Le Parlement est le dernier organe élu en Libye : les représentants nommés en 2014 ont obtenu le vote de seulement 18 % des électeurs. Dire que le président Saleh n’avait obtenu que 913 voix, et avec celles-ci pendant huit ans, il détient une partie du pouvoir politique dans le pays.

Aujourd’hui, les Libyens remettent en question son efficacité, son efficience et sa légitimité. « Il n’a pas joué son rôle de législateur et de contrôle, les siens (les parlementaires qu’il contrôlerait, ndlr) ont délibérément reporté les élections pour rester au pouvoir », affirment les manifestants, qui utilisent Internet pour organiser des rassemblements et exprimer leurs raisons.

Ces derniers jours, Saleh a rencontré à Genève, en compagnie de l’envoyée spéciale de l’ONU, Stéphanie Williams, Khaled Mishri – le président du Haut Conseil d’État, un organe institutionnel qui fait office d’homologue tripolitain à la Chambre. L’objectif de la réunion était de résoudre les problèmes liés à la constitution et la loi institutionnelle et tenter de trouver un cadre sur la façon de conduire le pays au vote, tout en abordant les problèmes de citoyenneté.

Pour l’heure, aucune percée n’a été observée, mais il existe une hypothèse, également évoquée ces derniers jours par l’envoyé spécial américain, Richard Norland. Dans une interview accordée à Reuters, l’ambassadeur américain a parlé d’un mécanisme de contrôle des dépenses « au milieu de l’impasse de la gouvernance (la banque centrale libyenne a bloqué des fonds et il n’y a pas de budget de l’État approuvé). Les États-Unis ont baptisé ce vecteur politico-diplomatique «Mécanisme de dépendance financière, économique et énergétique à court terme» ou aussi «Mustafeed».

Ce mécanisme pourrait assurer une fonction pseudo-gouvernementale à court terme jusqu’à la tenue d’élections. En substance, les Mustafeed pourraient éluder la polémique entre le gouvernement de Dabaiba (acronyme GNU) et celui de Bashaga (GNS). C’est une idée qui circule parmi les différentes chancelleries engagées en Libye, depuis plusieurs semaines. Ce serait un moyen de trouver une troisième voie, si elle était acceptée par tous, et de lui confier le chemin vers les élections.

Le grand risque derrière ce qui se passe, est que quelqu’un utilise la scène libyenne pour casser le climat de détente générale qui caractérise la phase actuelle de la Méditerranée élargie. Il est déjà arrivé par le passé que les protestations aient conduit à des affrontements armés, sur lesquels des intérêts extérieurs et par procuration se sont alors déversés. Maintenant que le calme tactique règne, la crainte est que la Libye ne change la donne.