Voici les factions belligérantes au Kremlin

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(Paris, 18 avril 2022). Que se passe-t-il au Kremlin ?

Le naufrage du Moskva, le navire amiral de 12.500 tonnes doté de multiples systèmes anti-navires et surface-air, touché par deux missiles de croisière Neptune, porte un coup au prestige du Kremlin, de la Marine, des services de renseignement russes, et une grande victoire pour l’Ukraine. Il s’agit d’un énième revers quant à l’offensive en Ukraine qui ne fait qu’exacerber encore plus l’affrontement féroce entre les 4 différents groupes de pouvoir qui dirigent le Kremlin, après l’échec de la chute de la capitale ukrainienne Kiev, selon l’analyse de Francesco D’Arrigo dans le quotidien italien «Start Magazine».

Bien que le récit occidental identifie « Poutine » comme le seul responsable politique de cette guerre contre l’Ukraine, le processus décisionnel au Kremlin est fortement influencé par les 4 différents groupes de pouvoir issus du KGB qui, même s’ils ont des intérêts différents et parfois hostiles, gèrent toujours le pouvoir dans les 15 anciennes républiques soviétiques et dans toute l’Europe de l’Est. Pour ces groupes d’intérêts très puissants et pour la grande majorité des citoyens de la Fédération de Russie, l’URSS est toujours vivante, dans un certain sens …

Les 4 factions issues de l’ancêtre commun, le KGB sont : «Saint-Pétersbourg» (représentée par le président Poutine), « Moscou » (la plus puissante car elle représente l’armée, dirigée il y a encore quelques jours par le ministre de la Défense Sergueï Choïgou), « Famille » (représentée par l’ancien président de la Fédération Dmitri Medvedev, aujourd’hui vice-président du Conseil national de sécurité et faucon de guerre), et celle du général Alexander Korzhakov.

Ils sont tous membres fondateurs et principaux représentants du parti de la majorité absolue « Russie unie » (en russe : Единая Россия), formé le 1er décembre 2001 par la fusion de deux entités politiques distinctes : Patrie – Toute la Russie – mouvement lancé le 19 novembre 1998 par le maire de Moscou Jurij Lužkov, et Unité – parti fondé le 3 octobre 1999 pour soutenir le président de la Fédération de Russie Boris Eltsine et peu après, son successeur Vladimir Poutine.

Des groupes de pouvoir issus des services secrets soviétiques établis sur le territoire de l’Allemagne de l’Est occupé en 1945 par le service extérieur du KGB, devenu plus tard le ministère de la Sécurité d’État – également connu sous l’acronyme MGB. A l’origine, ces « courants » étaient au nombre de deux, puis ils sont devenus 4, représentent aujourd’hui les piliers du parti qui, grâce à son consensus, détient la majorité des sièges à la Douma et au Conseil fédéral. Une organisation étatique née de la « Direction générale soviétique de la Maskirovka stratégique » (GUSM) et qui a permis à l’espion alors inconnu – Vladimir Poutine – resté au chômage après la chute du mur de Berlin, d’être nommé à la tête de la faction de Pétersbourg. L’impossibilité pour les deux factions les plus fortes à Moscou d’imposer leur propre représentant à la tête du pays a conduit au compromis consistant à faire nommer le chef du courant le plus faible, l’inconnu du KGB, Poutine, Premier ministre, puis à l’élire immédiatement, président à la place d’Eltsine démissionnaire.

Depuis lors, le président Vladimir Poutine excelle à faire avancer la Maskirovka, dont l’objectif principal est de (re)constituer une version moderne et technologique de l’URSS, en reconstruisant les capacités d’influence stratégique de la Russie par une politique agressive basée sur la désinformation, sur l’utilisation géopolitique des ressources énergétiques, sur l’accès illimité à l’argent et aux « élites » occidentales.

POSSIBILITE D’UNE REVOLUTION DE PALAIS ?

L’«opération militaire spéciale» en Ukraine a bouleversé tous les équilibres internes et externes, sapant les accords entre les factions dominantes au Kremlin et laissant place à la méfiance et aux tensions entre le président russe et les membres de son cercle originel. Des affrontements qui se sont déjà soldés par des limogeages et des arrestations qui alimentent les spéculations sur un éventuel « changement de régime », même si tous les experts estiment que les chances d’une révolution de palais sont minces.

Des tensions qui se sont aussi violemment déchaînées ces dernières semaines au sein du FSB, les services secrets russes, où une campagne de purge massive et des transferts forcés vers une destination qui a toujours fait trembler l’ensemble des Russes : la prison de Lefortovo, située au sud-est de Moscou et connu pour les exécutions de masse et les interrogatoires sous la torture de dissidents politiques lors de la grande purge menée par le ministère d’alors de l’Intérieur soviétique.

Selon Andrei Soldatov, l’un des journalistes d’investigation les plus célèbres de Russie, l’un des hommes les plus puissants de la Fédération de Russie est également détenu à la prison de Lefortovo depuis quelques semaines : Sergei Beseda, directeur du 5e service du FSB, une division d’élite créée par Vladimir Poutine lui-même il y a plus de vingt ans. Avec lui, accusé de trahison pour avoir divulgué des informations à la CIA et pour son inefficacité à anticiper la résistance ukrainienne, plus de 150 agents du renseignement ont été arrêtés ou suspendus de leurs fonctions, accusés de détournement et de dissipation de fonds alloués par Poutine depuis 2014, (environ 10 milliards USD) pour la préparation de la guerre-éclair visant à prendre le commandement de l’Ukraine. Depuis sa création, l’objectif principal du cinquième service a été de maintenir l’influence de Moscou dans les anciennes républiques soviétiques en recrutant des agents et en obtenant des informations et un soutien au Kremlin. Outre le 5e service, Vladimir Poutine a également jeté son dévolu sur le général Sergueï Choïgou, qui a été l’un des premiers à subir les foudres du président russe lorsqu’il a pris conscience de la situation réelle de l’invasion de l’Ukraine.

L’absence soudaine et prolongée aux briefings du Kremlin du général Choïgou, ministre de la Défense, président du Conseil des ministres de la Défense de la CEI, pilier de l’invasion ukrainienne, grand ami et proche allié du président Poutine depuis 2012, nous a immédiatement fait penser à son limogeage et, si les rumeurs s’avèrent fondées, elles confirmeraient les soupçons d’un grand clivage entre le chef du Kremlin de plus en plus isolé, et ses plus proches conseillers et chefs militaires. Des soupçons de tensions entre Poutine et Choïgou avaient déjà été mis en évidence par les services de renseignement américains fin mars en raison de la lenteur de l’avancée russe en Ukraine, tensions qui allaient finalement exploser lorsque Poutine apprendrait l’ampleur des pertes russes. L’armée ukrainienne affirme que plus de 20.000 soldats russes ont été tués depuis le début de l’invasion le 24 février, et même les estimations occidentales les plus prudentes suggèrent que les victimes russes s’élèvent à plus de 10.000.

Des chiffres évidemment non confirmés, tout comme les informations données selon lesquelles le général Choïgou a été admis en soins intensifs après avoir été victime d’une « crise cardiaque soudaine » qui, selon l’ancien magnat des médias et haut responsable du secteur pétrolier l’israélo-russe Leonid Nevzlin, « n’aurait pas pu survenir de causes naturelles », suggérant que l’allié de longue date de Poutine a peut-être été victime d’une tentative d’assassinat. En effet, le général Choïgou a été vu pour la dernière fois le 13 avril lors d’une vidéoconférence avec Poutine et d’autres ministres sur le développement de l’Arctique, mais il n’a jamais parlé. Pour les experts qui ont pu analyser la vidéo, il y a l’hypothèse que le Kremlin utilise des images de Choïgou enregistré lors de précédentes apparitions publiques.

Autant d’événements qui confirmeraient les soupçons du renseignement américain qui soutiennent l’existence d’un violent affrontement interne au Kremlin qui verrait le président Poutine de plus en plus isolé et tenu dans l’ignorance des développements de l’invasion par ses conseillers, par le renseignement militaire étranger (GRU) et les généraux les plus gradés de l’armée, souligne Francesco D’Arrigo.

L’ESCALADE DE « L’OPÉRATION MILITAIRE SPÉCIALE » À LA « GUERRE »

Dans ce scénario, le président Poutine, affaibli et en difficulté, pourrait modifier sa stratégie en rendant le président Biden responsable de l’escalade, ce dernier ayant annoncé de nouvelles livraisons pour 800 millions de dollars en chars, hélicoptères, drones et systèmes d’attaque, à l’armée ukrainienne, lui permettant ainsi d’élever son «opération militaire spéciale», en une «guerre locale». Une escalade qui s’appuierait également sur l’apparent consensus interne dont jouit le président russe et qui est soutenu par la propagande du vice-ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Riabkov, ce dernier ayant déclaré : « La Russie considère les véhicules américains et de l’OTAN transportant des armes vers l’Ukraine comme des cibles militaires légitimes. Les tentatives des États-Unis et des pays occidentaux de ralentir l’opération spéciale russe en Ukraine seront écrasées ».

En passant d’une « opération militaire spéciale » à une « guerre », le président Poutine pourrait mobiliser les Russes au niveau national pour obtenir l’enrôlement et les renforts nécessaires à la conquête du Donbass et du sud de l’Ukraine, mais surtout, il pourrait justifier auprès de son opinion publique la destruction de villes, les massacres de civils et l’utilisation possible de missiles balistiques et d’armes nucléaires.

JUSQU’À QUAND LA CHINE VA-T-ELLE SOUTENIR LA GUERRE EN UKRAINE ?

L’escalade est une option politiquement et militairement très risquée, avec des implications incalculables, que tout le monde au Kremlin ne partage pas, mais que le président Poutine pourrait poursuivre si, grâce à l’intense travail diplomatique que mène son fidèle ministre des Affaires étrangères Serguei Lavrov, il continue à avoir le soutien inconditionnel de son puissant allié (ou partenaire, ndlr) Xi Jinping.

Un soutien politique dont la Chine n’a jamais fait défaut, malgré la guerre d’agression et le massacre de civils. Depuis le début, Pékin a embrassé le récit russe, et les produits que la Russie exporte (pétrole, gaz et céréales), sont certainement ceux qui séduisent les entreprises chinoises, qui profitent de la crise ukrainienne pour se substituer aux entreprises européennes impliquées dans les sanctions contre la Russie. Certes, la Chine et la Russie critiquent durement l’alliance Aukus, s’opposent à l’expansion de l’OTAN et à l’indépendance de l’île de Taiwan. Mais dans quelle mesure Pékin décidera de soutenir la guerre en Ukraine ? Ce sont les répercussions sur son «soft power» en Occident et sur sa croissance économique qui décideront. L’initiative («Belt and Road Initiative, BRI/la ceinture et la route»), est pratiquement bloquée en Europe et si Pékin devait associer de manière indissoluble sa politique à celle de la Russie, cela pourrait mettre sérieusement en péril son économie, voire compromettre la position du secrétaire Xi Jinping lors du 20e Congrès national du Parti communiste chinois qui se tiendra en novembre.