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Liban: la ligne de prévention du suicide croule sous les demandes. «On reçoit des appels d’enfants»

En raison de la crise économique qui frappe le pays, de nombreux Libanais souffrent de dépression mais aussi de stress post-traumatique. En un an, le nombre d’appels reçus par la ligne d’assistance téléphonique 1564 a triplé. « Allo, ici la Ligne de la vie d’Embrace. Comment puis-je vous aider ? » Depuis 8h30, en ce mercredi matin d’octobre, le 1564 n’arrête pas de sonner. Sur le tableau de bord projeté sur les murs de cette hotline dédiée à la santé mentale, tous les noms d’opérateurs figurent en rouge, c’est-à-dire « occupés ». Dès qu’un bénévole termine son appel, il prend quinze minutes de pause puis son statut repasse en vert, soit « disponible ». « Certains appelants pleurent dès qu’on décroche. D’autres nous contactent plusieurs fois par jour », murmure Sally, une opératrice de 26 ans, en pause déjeuner dans un bureau adjacent. Le numéro 1564 est l’unique ligne d’écoute de prévention au suicide au Liban. Créée par l’ONG libanaise Embrace en 2018, elle fonctionne pendant vingt-et-une heures d’affilée, de 8h30 à 5h30 du matin, et quatre opérateurs s’y relaient chaque jour. Ses bureaux sont installés dans une rue commerçante et bruyante du quartier de Hamra, surnommé « Les Champs-Elysées de Beyrouth ». Leur propreté tranche avec les murs décrépis de l’immeuble. A l’entrée, le nom d’Embrace est accroché en néon blanc sur un mur bleu cobalt. Un tableau de Post-it affiche des dizaines de messages d’espoir laissés par des gens de passage. « Embrace, the safe place », « I will follow you into the dark », peut-on lire.

« Notre objectif est que les gens se sentent bien quand ils viennent ici. Les animaux sont les bienvenus et nous avons une salle de repos », explique Lea Zeinoun, responsable des partenariats chez Embrace. En veste de sport jaune fluo et baskets, cette Beyrouthine de 27 ans est aussi frêle que sportive. Elle court tous les jours après le travail. « Une parenthèse dans le chaos », confie-t-elle, les traits fatigués. Depuis deux ans, Embrace est devenu pour elle l’un des rares havres de quiétude dans un pays en plein effondrement. « On se soutient, on s’écoute sans se juger. Beaucoup d’opérateurs font partie de la communauté LGBTQI et se retrouvent ici », rajoute-t-elle.

Une succession de catastrophes

En un an, les événements dramatiques se sont enchaînés au Liban : répression du mouvement révolutionnaire de la « Thawra », épidémie de Covid-19, explosions au port de Beyrouth, crise économique, instabilité politique… La situation est si grave que la Banque mondiale estime que le Liban traverse l’une des pires crises économiques au monde depuis 1850. « Les gens sont extrêmement fatigués, frustrés. Ils n’en peuvent plus, ils n’ont même plus la force de se révolter », décrit Lea.

« A chaque fois, on pense que le pire est passé,
et puis une nouvelle catastrophe arrive ».

Dernièrement, les fusillades meurtrières dans le quartier de Tayouné, sur l’ancienne ligne de démarcation entre chiites et chrétiens durant la guerre civile, ont été vécues comme une estocade. « Elles ont ravivé les traumatismes du passé. Mais au moins, quand il y avait la guerre, les gens savaient que c’était la guerre. C’était prévisible. Le pire, c’est l’impossibilité de savoir de quoi demain sera fait », déplore Reve Romanos, assise à côté de Lea. Psychologue, Reve aurait volontiers, comme beaucoup d’autres, quitté son pays depuis longtemps si elle n’avait pas la certitude qu’on avait encore besoin d’elle ici.

« Des appels non-stop »

Ce désespoir se ressent directement au sein de ce service d’écoute. En un an, le nombre d’appels a explosé, passant de 500 coups de fil reçus par mois en 2020 à plus de 1 500 cette année. « Après l’explosion au port, on a reçu des appels non-stop. Nos bureaux de l’époque ont été soufflés, mais les opérateurs ont continué à travailler et à recevoir les appels », se souvient Reve, en se dirigeant vers la salle de réunion qui donne sur une terrasse bordée de plantes grimpantes. Aujourd’hui encore, les images de la catastrophe restent figées dans les esprits.

« Les appelants présentent des symptômes d’anxiété,
de dépression, de stress post-traumatique,
certains font des attaques de panique ».

Pour encourager les habitants à ne pas s’isoler, Embrace a diffusé des vidéos de sensibilisation sur les réseaux sociaux et organisé des marches. « Au Liban, on ne parle pas de santé mentale. Par exemple, c’est très tabou de dire que quelqu’un s’est suicidé », illustre Reve, en citant le cas de personnes qui n’auraient pas pu être enterrées si la cause réelle de leur décès avait été connue. « Les religions interdisent le suicide. Donc les familles disent que « le cœur s’est arrêté » ou que la personne a eu « un accident de voiture » ».

« Les gens appellent parce qu’ils veulent mourir »

Pourtant, selon la thérapeute, le suicide devrait être une cause nationale. Si les statistiques évoquaient 171 suicides en 2019 au Liban, « le nombre réel est sans aucun doute plus élevé », soutient Reve. « Ce chiffre se base sur des déclarations, et comme elles sont rares, il est sous-estimé ». Selon les données de la hotline, « tous les deux jours et demi, une personne se suicide au Liban, et en moyenne, il y a une tentative de suicide toutes les six heures », complète Lea.

Il y a un an, la jeune femme savait encore quels mots utiliser pour rassurer les appelants. « Je me souviens d’une fille effondrée parce que son petit ami venait de se fiancer avec une autre. Je trouvais les mots pour la rassurer ». Mais depuis un an, les appels évoquant le suicide se sont multipliés.

« Maintenant, les gens appellent parce qu’ils veulent mourir,
qu’ils n’ont plus de travail ni d’argent et que tout leur entourage est parti à l’étranger. C’est très dur de trouver quelque chose sur quoi se raccrocher ».

« Je me souviens d’une dame qui avait appelé avec son fils dans les bras. Elle disait qu’elle voulait se tuer avec lui. Elle ne comprenait pas pourquoi elle l’avait fait naître dans ce monde », reprend Lea, le regard triste. Ces témoignages sont si difficiles à entendre que la jeune femme a fini par cesser de prendre les appels. « Au bout d’un moment, c’était devenu trop dur pour moi », souffle-t-elle.

De son côté, Reve a en tête une histoire qu’elle n’oubliera jamais. « Quelqu’un a appelé car il était sur le point de sauter. Les coupures d’électricité allaient commencer et on n’avait plus que trente minutes de courant avant que l’appel ne s’arrête. Seulement une demi-heure pour le sauver, en quelque sorte », raconte-t-elle, imperturbable. Les coupures de courant, très fréquentes avec la crise, ont d’ailleurs contraint Embrace à fermer pendant une semaine en août. « Il n’y avait plus de fuel pour remplir les générateurs privés », précise Reve.

Un public de plus en plus large

Avec la crise, le profil des appelants a changé. En 2019, la majorité d’entre eux étaient âgés de 30 à 39 ans. Un an plus tard, ils avaient entre 18 et 34 ans. Et Reve fait un constat encore plus désolant : « On reçoit des appels d’enfants plus fréquents. Ils ont 9, 13, 14 ans ». Même s’ils ne sont pas capables de comprendre exactement ce qu’il se passe, ils ressentent les angoisses et le stress des adultes, pointe la psychologue.

« Je me souviens d’un enfant qui nous a appelés parce que
son ami de 10 ans voulait se suicider ».

Au-delà de l’âge, Embrace reçoit tous ceux qui ne peuvent plus être pris en charge par le système de santé. Le prix des soins a explosé, tout comme les médicaments, majoritairement importés. Une boite d’antidépresseurs vaut désormais 400.000 livres libanaises (225 euros selon le taux de conversion officiel et 20 euros selon le taux du marché noir, ce dernier étant utilisé au quotidien), une fortune qui représente plus de la moitié du salaire minimum. « Des gens psychotiques, borderline, n’ont plus leur traitement et sont en danger. Et beaucoup ne peuvent même plus être diagnostiqués », s’inquiète Reve. Embrace s’assure de leur fournir les médicaments et soins nécessaires. « Mais à 2.000 euros la semaine d’hospitalisation, c’est très difficile de trouver une place », reprend la psychologue, rappelant que les fonds de l’ONG, développée avec le ministère de la Santé, dépendent essentiellement de dons privés. En 2020, Embrace fonctionnait avec 25 salariés et environ 300.000 dollars de budget.

Une clinique dédiée à la santé mentale

Après l’explosion au port, et pour s’extraire d’un système de santé exsangue, Embrace a alloué une partie de ses fonds à la création d’une clinique de santé mentale. « L’explosion a été un tel traumatisme qu’on avait besoin d’un centre spécial pour répondre aux besoins », reprend Lea. Située à l’étage juste au-dessus du centre qui reçoit les appels, la structure flambant neuve réunit deux psychiatres, trois psychologues, une infirmière, une assistante sociale et des étudiants en formation.

« Nous proposons des thérapies individuelles
ou en groupe, la prise en charge des médicaments
ou des consultations. Tout est gratuit. »

Très vite, les demandes de consultation ont afflué et la liste d’attente s’allonge. Aujourd’hui, il faut patienter deux mois avant d’être reçu. Dans la salle d’attente, deux adolescents, têtes baissées sur leur téléphone, attendent sur des banquettes sans oser se regarder. « Même si la santé mentale devient moins taboue, ce n’est pas encore évident d’en parler », chuchote Lea en passant à leurs côtés.

D’ici la fin de l’année, Embrace espère encore pouvoir s’agrandir et recevoir des appels 24 heures sur 24. Aujourd’hui, les appelants sont majoritairement originaires de Beyrouth et du Mont Liban, et « on voudrait toucher les habitants des campagnes, ou les personnes âgées qui n’ont pas internet », explique Reve.A l’étage du 1564, Sally l’opératrice est déjà prête à rallonger ses créneaux. Elle prendra les appels de nuit, qu’elle trouve plus « intenses », car c’est « peut-être un moment où les gens réfléchissent plus ». Et tant pis si aucune issue à la crise ne se dessine pour le moment. « Même s’il ne reste qu’1% d’espoir, on doit le trouver. Ce dont les gens ont besoin, c’est surtout de parler ».

Par Elise Lambert. Envoyée spéciale à Beyrouth. (Francetvinfo)

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