(Rome, 20 juin 2021). L’Espagne, la France et l’Italie ensemble pour renforcer le flanc sud de l’Union et rechercher des solutions à la pluralisation géopolitique croissante et à la militarisation de la Méditerranée
2021 peut être considérée comme l’année du retour de l’Espagne dans le monde. En début d’année, Madrid a lancé un plan d’action quadriennal, «Estrategia de Acción Exterior/ Stratégie d’action étrangère 2021-2024», afin de revitaliser sa politique étrangère et d’avoir une action extérieure plus efficace (et incisive) après des années au cours desquelles les principales préoccupations ont été tournées vers l’intérieur : «Parer» les coups de la crise économique ; gérer la croissance du populisme et la relative fragmentation du cadre politique comme en témoignent les élections continues et peu concluantes ; tensions d’indépendance, avec la Catalogne comme cas le plus visible mais non le seul ; les retombées du Brexit (l’Espagne étant l’un des pays les plus touchés par la sortie britannique de l’Union), et enfin celui du Covid-19.
En ce sens, le bilatéral entre l’Espagne et l’Italie qui s’est tenu à Barcelone marque un moment extrêmement important car il aspire à donner une nouvelle impulsion à un partenariat entre des pays très complémentaires en termes d’intérêts, de culture stratégique et de dynamique de politique étrangère. Selon l’analyse de Dario Cristiani sur la page du célèbre site italien «Formiche», l’Espagne, comme l’Italie, est une puissance moyenne qui a historiquement mis l’accent (avec une continuité considérable, quel que soit le contexte politique de ses différents gouvernements) dans la politique étrangère sur le multilatéralisme, la diplomatie et le soft power, avec une très faible propension à utiliser la force militaire tout comme l’Italie. En outre, toujours comme l’Italie, c’est l’un des pays les plus exposés aux éléments de crise présents dans les quadrants sud de la Méditerranée, comme en témoignent les récents problèmes de Ceuta.
Comme l’explique ponctuellement Teresa Coratella (chercheuse au «European Council on Foreign Relations», ndlr), « les deux pays semblent avoir trouvé dans la politique étrangère le bassin d’une action volontariste et d’un esprit d’initiative visant à soutenir une action européenne plus solide ». Et de souligner également un élément souvent ignoré, à savoir que Madrid et Rome ont «un poids spécifique dont le potentiel semble essentiel, pas encore pleinement exploité» étant successivement la «troisième et quatrième économie au sein de l’Union européenne, et représentant ensemble 25% du produit intérieur brut de la zone Euro», ajoute M. Cristiani.
Afin de comprendre la capacité d’initiative de ce potentiel, un regard sur le passé peut être utile. Dans le passé, la convergence italo-espagnole, greffée sur le rôle historique du leadership de la France pour pousser l’Europe à se déplacer en Méditerranée, a créé une nouvelle phase dans la manière dont l’Union européenne naissante, au début des années 90, a fait face aux dynamiques, aux enjeux et aux défis provenant du bassin. Bien que la situation globale actuelle soit différente de celle de l’époque, un éventuel renforcement de la convergence entre l’Italie, l’Espagne et la France pourrait redonner un élan et une vision à l’Union européenne en Méditerranée.
L’Espagne est devenue membre de la Communauté économique européenne (CEE) en 1986. Sa présence au sein des institutions communautaires a été fondamentale pour donner un nouvel élan à la projection méditerranéenne de la Communauté dans ces années en profonds changements. Historiquement, la France a toujours eu un rôle clé dans l’orientation de la projection méditerranéenne de la CEE. Les principales initiatives politiques concernant le monde méditerranéen et arabe, de la Politique Méditerranéenne Globale (PMG) au dialogue euro-arabe, ont toutes été initiées par la France.
Paris a certes conservé sa centralité dans les années qui ont suivi, quoique de manière différente. L’essor de l’Espagne avait en quelque sorte pluralisé le processus décisionnel de l’UE vis-à-vis de la Méditerranée. L’activisme espagnol a également provoqué des moments de « rivalité occasionnelle », pour reprendre les termes de Richard Gillespie, avec la France, Madrid a su combiner ses propres intérêts nationaux avec ceux des autres pour promouvoir une nouvelle approche européenne de la Méditerranée.
Cet élan, poursuit Dario Cristiani, était également important pour l’Italie. Rome a pu bénéficier de la présence d’un autre acteur méditerranéen au sein de la communauté. Cette évolution s’est encore renforcée avec l’effondrement de l’équilibre bipolaire et la naissance de l’Union européenne. Le ministre italien des Affaires étrangères de l’époque, Gianni De Michelis, considérait la rive espagnole comme fondamentale pour donner vie à l’ambition de faire de l’Italie un acteur plus actif en Méditerranée. Plus précisément, l’Italie a promu, en partenariat avec Madrid, la Conférence sur la sécurité et la coopération en Méditerranée (CSCM), présentée à Palma de Majorque en septembre 1990, une initiative visant à promouvoir un plus grand engagement européen dans la région.
De plus, en bon Vénitien, De Michelis était conscient que les dynamiques méditerranéenne et d’Europe centrale n’étaient pas mutuellement exclusives mais plutôt liées. L’attention que les Italiens portent à la Méditerranée était donc une réponse au processus de réunification de l’Allemagne, un élément fondamental de la dynamique de l’époque et qui, de différentes manières, il a affecté Rome, Paris et Madrid. L’Italie, comme l’a admis Giulio Andreotti des années plus tard, a été prise par surprise, et la réunification a également eu un impact sur les intérêts italiens dans l’Europe du Danube et dans les Balkans. La réunification allemande fut aussi une transition géopolitique très délicate pour la France, compte tenu du poids et des blessures de l’histoire. Mitterrand, bien qu’il ne s’y soit pas opposé, conscient qu’il s’agit d’une étape inévitable, il a tenté de la gérer – voire même de la ralentir – afin que les intérêts français ne soient pas trop sacrifiés. Pour la France, la question de la réunification allemande représentait une préoccupation géopolitique tellement importante que, d’une certaine manière, elle avait un impact pour la France en particulier, par rapport à l’attention portée à d’autres dossiers comme dans le cas des questions méditerranéennes.
Pour l’Espagne, en revanche, la transition a été différente, bien qu’avec des résultats partiellement similaires. Pour Madrid, la réunification allemande ne représentait pas une préoccupation géopolitique aussi pressante. Bonn et Madrid étaient particulièrement proches ces années-là. Le gouvernement d’Helmut Kohl a probablement été le plus actif parmi les pays européens pour promouvoir l’adhésion de l’Espagne à la CEE. L’Espagne était un fervent partisan de la réunification allemande, un rôle que Kohl reconnaissait ouvertement à Felipe Gonzalez. Cependant, la gratitude espagnole pour le soutien allemand s’inscrivait dans un contexte plus large et plus développé. Gonzalez aussi, comme De Michelis, a vu la question de la réunification allemande dans une perspective méditerranéenne, comme fonctionnelle pour recevoir un soutien diplomatique dans sa tentative de renforcer le profil européen en Méditerranée.
Bref, à l’aube des années 90, il y avait un trio d’acteurs européens et méditerranéens, l’Espagne, la France et l’Italie, qui travaillent de manière plus ou moins cohérente, malgré les différences, pour amener l’Europe à avoir une approche plus cohérente en Méditerranée, voyant dans cette projection aussi une réponse aux changements sur le continent causés par l’historique réunification allemande.
En regardant la dynamique d’aujourd’hui, avec le rapprochement franco-italien de ces deux dernières années et cette tentative de renforcement des relations italo-espagnoles, on pourrait essayer de répliquer ce type de modèle pour pousser l’Union européenne à chercher de nouvelles réponses pour accroître son influence en Méditerranée.
De ce trio, au début des années 90, l’Espagne a fini par avoir un rôle prépondérant, pour diverses raisons. L’activisme italien incarné par De Michelis et qui avait représenté un côté important pour Madrid disparaît bientôt, avec l’effondrement de la Première République qui met la politique étrangère italienne dans une sorte de «stand-by». En France, outre la question allemande, l’explosion de la très sanglante guerre civile en Algérie a conduit Paris à se faire encore moins entendre et à être moins exposé en Méditerranée, par crainte des retombées, crainte motivée par les événements de 1995 avec la série d’attentats qui ont frappés le pays. Cela ne signifie pas que Rome et Paris ont cessé d’être des acteurs méditerranéens : ils ont simplement eu un rôle moins important que celui de Madrid dans ce contexte spécifique.
Dans ce cadre, comme le rapporte Dario Cristiani, l’Espagne a mené le processus de redéfinition de la politique qui a abouti au Partenariat euro-méditerranéen (le processus de Barcelone) et qui présentait de nombreuses similitudes avec un projet décrit par l’ambassadeur espagnol Jorge Dezcallar en 1987 sur l’approche espagnole du monde arabe et sur la nécessité de favoriser des liens profonds d’interdépendance entre l’Europe et la Méditerranée.
Aujourd’hui, en regardant le partenariat 25 ans après son lancement, il est clair que les résultats sont bien en deçà des ambitions et des attentes. Selon la lettre du projet, le partenariat aurait dû conduire à une redéfinition de la logique du bassin et à la naissance d’un espace de «paix et prospérité partagée» jusqu’à 2010. L’ironie veut qu’en décembre 2010, avec les événements tunisiens, il a été le début de la vague des printemps arabes (appelés tsunamis par un spécialiste de la région, ndlr) qui a modifié les conditions stratégiques de la Méditerranée, les fragmentant davantage et les rendant encore plus violentes. Cependant, malgré l’échec des résultats, certains éléments de cette approche doivent être conservés. Comme l’a déclaré Taïeb Baccouche, actuel secrétaire général de l’Union du Maghreb arabe et ancien ministre des Affaires étrangères de la Tunisie l’an dernier au «German Marshall Fund», les acteurs de la région regrettent « l’esprit de Barcelone » : c’est l’idée que les acteurs de la rive sud et non seulement des acteurs passifs, doivent être pleinement impliqués dans la définition d’une approche systémique de la région avec l’Europe.
Le Partenariat a trahi nombre de ses ambitions et devrait probablement servir de leçon sur ce qu’il faut éviter et sur la manière d’avoir des objectifs plus réalistes. Toutefois, l’esprit qui animait cette initiative était le fruit d’une dynamique spécifique au sein de l’Europe qui a conduit l’Espagne à jouer un rôle moteur dans une logique de coopération avec les deux pays méditerranéens fondateurs de la Communauté. Tout d’abord, la convergence avec le «dominus» historique de la politique européenne méditerranéenne, la France, et avec une Italie qui tentait de renforcer son profil de charnière Méditerranée-Europe centrale, avant l’effondrement de la Première République, entre Quadrangulaire et une OSCE dans une sauce Méditerranéenne. Puis le leadership lorsque, pour des raisons différentes, Paris et Rome sont devenus moins actifs. La dynamique actuelle suggère que bien qu’il existe de nombreuses différences, cette géométrie devrait en quelque sorte être ravivée.
L’Espagne, la France et l’Italie conclut Dario Cristiani, pourraient s’engager dans cette voie, en renforçant le flanc sud de l’Union et en essayant de trouver des solutions réalistes, concrètes et efficaces pour répondre à la pluralisation géopolitique et à la militarisation croissantes de la Méditerranée. En ce sens, cela doit être considéré comme non seulement une possibilité mais surtout comme une nécessité pour l’ensemble de l’Union européenne.