(Rome, Paris, 03 mai 2021). Négociations serrées autour du nucléaire iranien, désengagement américain de la région, pression irano-terroriste en Irak et au Yémen, situation économique, politique et sociale calamiteuse au Liban, échec de l’initiative française au Pays du Cèdre… Les horizons s’assombrissent pour un Liban à l’agonie, pris en otage par la République islamique d’Iran à travers son bras armé extérieur, le Hezbollah…
Dans ce contexte, MenaNews a réalisé une interview avec Samir Geagea, le chef du parti souverainiste des Forces Libanaises. Nos questions ont été soumises début avril, mais en raison de ses préoccupations, l’homme considéré comme le dernier rempart et le sauveur du Liban libre, vient tout juste de nous répondre. Ce qui explique qu’entretemps, ses réponses et commentaires concernant certains événements survenus ces dernières semaines auraient pu intéresser nos lecteurs. Mais d’ores et déjà, ses propos portent de l’espoir, poussent à la résistance, et ouvrent une brèche dans le blocage politique actuel.
Interview exclusive à distance :
Bonjour Docteur Geagea et merci d’avoir accepté de nous accorder cette interview à distance. Ce n’est pas une interview traditionnelle, mais plutôt une tribune libre dans laquelle vous pouvez vous adresser aux Libanais de la diaspora en particulier et à l’Occident en général pour dire tous les messages que vous souhaitez leur transmettre.
Car, en effet, pour beaucoup de Libanais, notamment de l’étranger qui, avec le recul, voient en vous le sauveur du Liban souverain espéré, du moins le dernier obstacle qui l’empêche de sombrer. Et c’est à juste titre que vous personnellement, et votre parti des Forces Libanaises, vous avez constitué une cible privilégiée des ennemis du Liban. Fin mars, on commémorait l’anniversaire de la dissolution des FL. Mi-avril, c’était la date anniversaire de la tentative d’assassinat qui vous a ciblé à Meerab. Ces deux événements attestent que vous êtes visé en tant que chef de file des souverainistes, et en tant que parti politique. D’où notre première question :
MenaNews : Etant le dernier espoir du Liban indépendant, comment envisagez-vous ce sauvetage tant attendu, alors que vos alliés semblent hésitants ?
Samir Geagea : Notre premier et unique objectif est le sauvetage du Liban. Car en l’absence du sauvetage rien ne peut arrêter l’effondrement du pays qui est déjà dans une phase avancée et a atteint des niveaux jamais égalés. D’où notre priorité, le sauvetage : c’est sauver le Liban de l’effondrement total, mais aussi sauver les Libanais de la pauvreté et la famine. Nous ne voyons pas d’autres moyens d’y parvenir que par la refondation du système politique à travers des élections législatives anticipées. Car, la formation d’un gouvernement dans le contexte actuel est vaine et nous maintiendra dans le même cercle vicieux, prolongera les échecs et accélèrera l’effondrement généralisé. Le système en place et l’équipe au pouvoir ont conduit le pays droit dans l’abîme à cause de leurs politiques intérieure et extérieure. Il est impossible de sortir le Liban du gouffre avant de sortir cette équipe du pouvoir.
Depuis plus d’un an, nous avons tracé une feuille de route pour sauver le Liban. L’accélération de l’effondrement à tous les niveaux, en passant par l’échec à former un gouvernement et les événements qui ont endeuillé le pays depuis prouvent, si besoin était, l’exactitude de notre diagnostic et la justesse de notre combat politique. L’unique solution à la crise passe nécessairement par notre feuille de route qui consiste à refonder le pouvoir en passant d’abord par des législatives anticipées, puis par l’élection d’un nouveau président de la République, et enfin par la formation d’un gouvernement.
MenaNews : Depuis des années, nous entendons dire que vos adversaires cherchent à modifier la Constitution pour parvenir à un nouveau partage du pouvoir (trois tiers). Nous savons aussi que les modifications qui ont été imposées au système hérité du Pacte de 1943 ont été imposées par la force, ou par l’utilisation de la force. L’accord de Taëf, en 1989, est intervenu après la guerre meurtrière dite de « libération » qui a anéanti le Liban. L’accord de Doha a été imposé par le rapport de force défavorable imposé par le 7 mai 2008. Le rapport des forces peut aujourd’hui permettre au Hezbollah de récidiver. Quelles sont les mesures envisagées pour empêcher un tel scénario, alors que vous prônez toujours l’action politique ?
Samir Geagea : Modifier la Constitution au Liban est une question très délicate, compliquée et extrêmement difficile. Il est illusoire de penser pouvoir y parvenir à travers le rapport des forces, sinon pourquoi la partie qui prétend être la plus puissante ne s’y aventurerait pas ? Tout simplement parce qu’il s’agit d’une mission impossible de changer, modifier ou amender la Constitution. Tout amendement nécessite en effet un consensus national et ne se réalise pas par la force. La puissance militaire et les alliances extérieures pourraient au mieux imposer des faits accomplis sur le terrain et prendre en otage l’Etat, mais ne peuvent pas aller plus loin. Les faits accomplis demeurent éphémères au Liban et finissent toujours par échouer et disparaitre.
Par ailleurs, on ne peut pas comparer les accords de Taëf à l’accord de Doha, et je rappelle que nous avions émis des réserves quant au second et avions refusé de le signer. L’accord de Doha était une solution ponctuelle qui a permis de sortir de la crise politique du moment, alors que les accords de Taëf avaient mis fin aux guerres qui ont déchiré le pays durant 15 ans (1975-1989) et avaient amendé la Constitution de 1943, soit soixante ans après sa rédaction. Ce qui était valable en 1943 ne l’était plus en 1989. Taëf a ainsi adapté la Constitution à son temps. Le rapport des forces ne peut, ni de près ni de loin, modifier la Constitution.
MenaNews : La situation économique et sociale, aujourd’hui, est calamiteuse, et la majorité des Libanais vit grâce aux aides étrangères, aux transferts de la diaspora et à l’action solidaire des associations. Votre parti avait beaucoup investi dans l’action sociale et solidaire, avec le Fonds de Solidarité Sociale (FSS), entre 1986 et 1988. N’est-il pas le moment de le réactiver ? N’est-il pas indispensable de rappeler, à grande échelle, ce que les FL avaient fait pour la société, à travers le FSS ? Car la jeunesse fait semblant de l’avoir oublié !
Samir Geagea : Les Forces Libanaises considèrent que l’action publique est un ensemble. Elle va de l’action politique à l’action législative, en passant par le social, et notre parti donne à chacun de ces composants de l’action publique la dimension qu’il mérite. Sur le plan social, nous avons en effet plusieurs institutions qui s’activent dans plusieurs domaines.
Premièrement, après l’explosion du 4 août [NDLR : explosion du port de Beyrouth qui a fait 210 morts, plus de 6.000 blessés, 35.000 habitations détruites partiellement ou totalement…] qui fut un séisme qui a ébranlé le Liban et secoué le monde, les Forces Libanaises étaient très présentes sur le plan du secours et très actives pour résorber les effets de la catastrophe dans les moindres détails : évacuation des gravats, nettoyage des rues, distribution de colis alimentaires aux sinistrés… Mais l’ampleur de la catastrophe nous a poussés à institutionnaliser la solidarité, d’où la création de « Ground Zéro » qui a effectué un travail titanesque. Ground Zéro a restauré et équipé plus de 700 habitations ainsi que des petites et moyennes entreprises sinistrées et poursuit son travail avec efficacité.
Deuxièmement, l’Association Médicale du Cèdre (CMA : Cedars Medical Association) offre des services médicaux quasi gratuit aux nécessiteux : consultations de généralistes et spécialistes, vaccination des nourrissons et des enfants, distribution de médicaments aux malades chroniques, des soins bucco-dentaires. CMA dispose de dispensaires dans plusieurs régions et offre ses services à des milliers de personnes.
Troisièmement, l’association Red In Circle Association (RICA) qui aide particulièrement sur le plan social à travers l’attribution de milliers de colis alimentaires. Après l’explosion du port, RICA a distribué plus de 60.000 colis en 10 opérations. Elle offre également du gasoil pour le chauffage notamment dans les régions montagneuses. RICA a ouvert une plateforme numérique pour récolter les dons afin d’aider les familles nécessiteuses à scolariser leurs enfants. Aucun parti ne peut et ne doit remplacer l’Etat, mais les Forces Libanaises ont aidé la société à résister et à traverser cette période particulièrement difficile, surtout les familles qui ont perdu leur emploi et revenu.
Quatrièmement, le « Centre de Développement, de la Démocratie et de la Gouvernance » (CDDG), regroupe des spécialistes et des experts dans divers domaines comme l’agriculture, le tourisme, l’économie, la santé… Les experts du CDDG sont très actifs dans le développement de ces secteurs afin d’aider les Libanais à rester dans leur terre et à s’y attacher. Pour ce faire, le CDDG leur assure les moyens indispensables afin qu’ils ne songent pas à immigrer.
C’est un aperçu rapide des organismes, parmi d’autres, que les Forces Libanaises ont créés pour aider et consolider la société. Les Forces Libanaises qui militent pour restaurer la souveraineté sur l’ensemble des 10452 km², souhaitent et œuvrent pour que le citoyen libanais reste dans sa terre sur toute la superficie du Liban et qu’il dispose d’un Etat moderne qui reflète ses ambitions et lui assure un avenir stable et radieux.
MenaNews : Le Liban a célébré le premier centenaire de son existence dans ses frontières actuelles. Pour beaucoup de Libanais, le Grand Liban fut une erreur et doit disparaitre au profit d’une fédération ou d’une confédération. Ce qui nous renvoie à l’inévitable modification de la Constitution. A l’inverse, pour d’autres Libanais, le pays est « éternel ». Quels sont vos options pour en finir avec les guerres cycliques qui secouent périodiquement le Liban depuis 1958 ?
Samir Geagea : Il est inadmissible que le Liban oscille en permanence entre guerres froides et guerres chaudes. Le Liban doit être un pays normal qui ressemble à tous les autres pays du monde. C’est notre objectif. Car il est inacceptable que le peuple libanais vive dans une inquiétude permanente sur son existence, son présent et son avenir. La colonne vertébrale de la stabilité espérée reste la renaissance d’un Etat réel, souverain, maître de sa stratégie, qui détient seul les armes et la décision de paix et de guerre. Quant à la forme de cet Etat espéré, c’est une question délicate et sensible qui nécessite, comme la Constitution, un large consensus. Mais d’ores et déjà, une décentralisation élargie peut être une solution adéquate.
MenaNews : Vous soutenez la neutralité du Liban, défendue aussi par l’Eglise et son chef, Monseigneur Béchara Raï. Mais dans le rapport actuel des forces, cela reste un vœu inaccessible. Comment briser ce blocage ?
Samir Geagea : Le Liban ne peut pas vivre sans la neutralité et la situation tragique actuelle n’est autre que le résultat de la politique menée loin de la neutralité qui constitue la colonne vertébrale de la stabilité. La preuve est qu’à chaque fois le Liban s’est éloigné de la neutralité il a perdu sa stabilité. Sans cette neutralité, le pays restera dépendant des politiques extérieures et connaitra les divisions intérieures. Depuis 1969 le Liban vit des épisodes interminables des ingérences extérieures. Même si les acteurs changent, le résultat est le même : effondrement de l’Etat et instabilité. La neutralité est ainsi synonyme de souveraineté et de bonne cohabitation.
MenaNews : En 2022, il y aura des élections présidentielles. Vous défendez l’idée de refondation du système politique en commençant par des législatives anticipées, car ce sont les députés qui éliront le président de la République. Mais aussi, c’est le Parlement qui nomme le Premier ministre. Beaucoup de vos partisans regrettent qu’en 2009, après avoir obtenu une majorité parlementaire nette, avec vos amis de l’alliance du 14 mars, vous ayez tendu la main et formé un gouvernement d’union nationale. Jusqu’à quand le Liban doit commettre cette erreur de mettre tous les adversaires au sein du même gouvernement pour se neutraliser ? C’est comme si on attachait une caravane à deux chevaux, dans deux sens opposés, pour faire du sur-place. Et par extension, comment peut-on envisager que la majorité gouverne et l’opposition s’oppose ?
Samir Geagea : Nous sommes contre les gouvernements d’union nationale, et nous étions contraints d’y participer pour respecter la confiance des Libanais qui nous avaient confiés leur mandat aux législatives, et parce que les gouvernements étaient toujours formés sous cette forme. Mais l’expérience nous a enseigné que ces gouvernements sont stériles, paralysés et inefficaces. Nous étions les premiers, et pratiquement les seuls à réclamer, dès le 2 septembre 2019 lors de la conférence tenue au palais présidentiel, un gouvernement de spécialistes indépendants. Dorénavant, nous n’accepterons que des gouvernements harmonieux et productifs. Nous refuserons les gouvernements des contraires qui dressent les barricades au sein du conseil.
MenaNews : Quand est-ce que le Liban optera-t-il pour la séparation des pouvoir législatif et exécutif ? Car il est très dommageable pour le bon fonctionnement que des députés soient nommés ministres, tout en restant députés. Alors, ne faut-il pas interdire le cumul des deux fonctions ou opter pour l’élection de députés et de députés suppléants afin que le suppléant remplace l’original quand celui-ci est nommé ministre ? Il est anormal que la même personne soit partie et juge. Le député-ministre vote la confiance au même ministre-député. C’est une aberration !
Samir Geagea : Depuis longtemps, les Forces Libanaises se sont appliquées le principe de la séparation entre le législatif et l’exécutif et nous avons aussi présenté un avant-projet de loi dans ce sens. Nous sommes totalement convaincus que cette séparation entre les pouvoirs est indispensable pour la bonne gouvernance, mais aussi pour améliorer le rendement et la productivité et des députés et des ministres. Le cumul des deux fonctions se traduit indéniablement par un manquement aux fonctions législatives et exécutives. D’autant plus que le travail du législateur est très différent du celui du ministre.
La rédaction